Inès Boualem* a vécu quarante ans sous les coups de son mari. Aidée par ses enfants, elle demande une ordonnance de protection pour éloigner son conjoint violent. Mais sa requête est déboutée. Abandonnée par la Justice, sans plus aucun espoir, elle se jette dans le canal de Saint-Denis.

Le 2 juillet 2014, l’année de ses 60 ans, Inès Boualem se jette dans le canal Saint-Denis à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). C’est par cet ultime geste de désespoir qu’elle a choisi de mettre fin à son calvaire. Une vie volée, au cours de laquelle elle a vécu enfermée, encaissant les coups et les insultes de son mari.

Un peu plus tôt dans l’année, elle avait pourtant tenté de se sortir de cet enfer. Épaulée par les deux aînées de ses huit enfants, elle s’était rendue au CIDFF 93, une association d’aide aux femmes victimes de violences, pour obtenir un conseil juridique. C’est Rosalie Foucart qui l’avait accueillie et écoutée. Elle se souvient d’une « femme très âgée, d’au moins 80 ans. » En réalité, Inès Boualem n’en avait que 60. Mais son corps avait vieilli plus vite que la normale. « Cette femme avait vraiment une vie atroce », raconte Rosalie Foucart. Son mari la battait régulièrement : gifles, coups de poing, coups de pied… Il utilisait même des objets pour la frapper.

Elle subissait aussi une importante violence psychologique. Son conjoint l’insultait, la menaçait de mort et la rabaissait en permanence. Elle souffrait d’un léger handicap et touchait donc une petite allocation, dont elle ne voyait jamais la couleur car elle n’avait pas accès au compte commun. Ne parlant pas français (elle était algérienne), elle ne connaissait personne en dehors de son foyer. Inès Boualem vivait donc cloîtrée chez elle, livrée à son bourreau. Son seul répit, elle le trouvait quelques mois chaque année, lorsque celui-ci partait en Algérie.

Six jours d’ITT

Cela a donc été un immense soulagement pour elle lorsqu’elle a appris qu’elle pouvait faire une demande d’ordonnance de protection. C’est Maître Peiffer-Devonec qui l’a aidée dans ses démarches. Elle a constitué un dossier avec le peu d’éléments qu’elle possédait. « La grosse difficulté, c’est qu’il y avait peu de pièces à produire auprès du juge », regrette l’avocate. En effet, Inès Boualem n’avait jamais parlé des violences qu’elle subissait et n’avait pas déposé plainte. Pourtant, elle avait déjà tenté de se suicider à deux reprises, en 2000 et en 2010. Ce sont ses enfants, témoins récurrents de son martyr, qui l’ont incitée à se rendre au commissariat.

Une plainte a donc été déposée en avril 2014, accompagnée d’un certificat médical. Dans le diagnostic de l’unité médico-judiciaire, six jours d’incapacité temporaire totale (ITT) sont constatés sur les violences physiques. « Ce qui est vraiment beaucoup dans un dossier de violences conjugales », explique Maître Peiffer-Devonec. Elle pouvait également compter sur le témoignage d’un de ses jeunes fils, selon lequel elle avait été victime à plusieurs reprises de violences verbales, dont une menace de mettre le feu à l’appartement. Il avait aussi vu son père la gifler avec le revers de sa main. Cette femme était d’ailleurs suivie depuis 2010 par un psychiatre, dont le certificat médical indiquait qu’elle présentait un syndrome de stress post traumatique. Selon son avocate, « c’était assez faible comme dossier mais il n’y avait pas de doute sur la vraisemblance des violences grâce à la plainte et au certificat médical. » 

Abandonnée par la Justice

Le 1er juillet 2014, lorsqu’elle passe devant la juge aux affaires familiales au tribunal de Bobigny pour sa demande d’ordonnance de protection, tous ses espoirs se retrouvent anéantis. La juge statue qu’il n’existe pas de danger immédiat car un de ses fils vit encore à la maison et que son conjoint passe une partie de l’année en Algérie. Elle qui avait décidé de chercher de l’aide auprès de la justice se retrouve abandonnée, exposée à de possibles représailles de la part de son mari. Le lendemain du jugement, elle décide de mettre fin à ses jours et se jette dans le canal à Aubervilliers.

Sept ans après les faits, son avocate se dit « encore retournée par cette affaire. » Elle se souvient du moment où elle avait appris le suicide de sa cliente, par l’intermédiaire de ses filles : « J’étais extrêmement bouleversée. Je voulais écrire à la magistrate. J’avais préparé une lettre, mais je n’ai pas eu le courage de la lui envoyer. Peut-être étais-je encore trop jeune (j’avais 34 ans à l’époque), je manquais d’assurance. Si cela arrivait de nouveau aujourd’hui, j’irais carrément rendre visite au juge pour lui dire ce que j’en pense. »

Même si les magistrats sont beaucoup mieux informés sur les violences conjugales aujourd’hui, la prise en charge de ces dossiers laisse encore à désirer. Encore récemment, dans le Nord, le féminicide de Nathalie Debaillie a montré les failles du système police-justice. En 2019, cette femme s’était rendue plusieurs fois au commissariat de Lille pour signaler le comportement dangereux de son ex-compagnon, qui ne supportait pas leur séparation. Quelques semaines plus tard, il l’assassinait. Entre-temps, la police n’avait absolument rien fait pour lui venir en aide.

*Son nom a été modifié

Marie Simon

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