Alors qu’elles font systématiquement partie du processus complexe de l’emprise conjugale, les violences psychologiques sont encore peu comprises par les magistrats.

Dans le film « Jusqu’à la garde » de Xavier Legrand, césarisé en 2019, un homme violent parvient à obtenir la garde alternée de son fils auprès de la juge aux affaires familiales. Le personnage joué par Denis Ménochet joue le père de famille éploré et inoffensif, ce qui lui permet de duper la magistrate. Cette juge, incarnée à l’écran par Saadia Bentaïeb, n’est pas un cas isolé :  nombreux sont les magistrats à ne pas réaliser qu’ils font face à des hommes dangereux. « Si le manipulateur arrive à manipuler sa femme, il peut manipuler n’importe qui », s’alarme Yael Mellul, ex-avocate spécialiste de la violence conjugale. L’ancienne magistrate, qui fait aujourd’hui partie du groupe de travail « Emprise et violences psychologiques » au ministre chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes, complète : « Si on n’a pas des magistrats capables de discerner qu’ils ont face à eux un manipulateur, alors ils vont tomber dans le panneau. »

Les hommes violents, pour convaincre un juge lorsqu’il est question de partager la garde avec leur femme, peuvent aussi manipuler les enfants. Céline Marcovici, avocate au barreau de Paris et présidente de l’association « Avocats, femmes et violences », se souvient : « C’était un dossier où l’homme était particulièrement violent physiquement et psychologiquement. L’homme a pris à partie son fils de 10 ans et l’a manipulé. » L’enfant a alors demandé à être entendu par le juge aux affaires familiales. « Il a dit que c’était un très bon papa. Et le père a obtenu la garde. »

Une emprise souvent difficile à percevoir

L’enquête VIRAGE « Contextes et conséquences des violences subies par les femmes et les hommes », réalisée en France en 2015 par l’Institut national d’études démographiques (INED), l’a montré : la manipulation et l’emprise exercés sur leurs femmes par les hommes violents passent dans 100% des cas par des violences psychologiques. Pourtant, malgré leur rôle prépondérant dans l’emprise conjugale, ces violences considérées comme un délit à part entière depuis 2010 sont encore trop peu sanctionnées : seulement 538 condamnations pour harcèlement en 2018 contre 20 912 condamnations pour violences. Or, comme le précise le rapport de l’enquête, « il devrait y avoir autant de condamnations pour violences que de condamnations pour harcèlement ».

« On ne peut pas trop en vouloir aux magistrats car c’est un phénomène très complexe », estime Yael Mellul. Célèbre pour avoir lutté afin que soit reconnue la responsabilité du chanteur Bertrand Cantat dans le suicide de son ex-femme Krisztina Rády en 2010, l’ancienne avocate affirme que « le problème est que les femmes victimes de violences ont peur de faire état de leur situation mentale », par exemple lorsqu’elles craignent de se voir retirer la garde de leurs enfants.

D’autres femmes qui ont souffert de violences minimisent les actes qu’elles ont subis. Raja Chebbi, juge au tribunal de Bourg-en-Bresse (Ain), s’interroge : « Combien de victimes se présentent à l’audience en implorant le tribunal de ne pas condamner leur compagnon et en expliquant que lorsqu’il n’a pas bu, il n’est pas violent, est un bon époux et un père aimant ? » Des situations déroutantes pour les juges, qui peuvent donc non seulement faire l’objet de manipulations, mais qui se retrouvent aussi en difficulté lorsqu’il s’agit d’identifier les victimes de violences psychologiques.

L’importance des formations

Depuis 2008, l’École nationale de la magistrature forme ses élèves au sujet des violences conjugales. Mais cela n’a pas toujours été le cas. « Beaucoup de magistrats ne comprennent pas l’emprise car ceux qui sont en poste n’ont pas tous eu de formation », explique Ernestine Ronai, coprésidente de la commission « Violences » du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.

Pour pallier ce manque de formation chez certains, des sessions de sensibilisation sont aujourd’hui proposées aux magistrats. Assurées par différents intervenants (chercheurs, magistrats spécialisés, psychiatres, etc.), elles visent justement à leur permettre de mieux cerner  le « revirement de pensée » des victimes. Un revirement qui constitue bien souvent « une source d’irritation et d’agacement pour qui n’a pas été initié », rapporte la magistrate Raja Chebbi, qui a elle-même suivi une formation. Il est décrit comme « la phase de lune de miel, qui succède à la phase de colère qui amène la victime à porter plainte. La victime veut croire en un possible changement de son agresseur et renonce à ouvrir les yeux sur la réalité de sa situation », détaille Raja Chebbi.

« L’emprise, c’est du chaud et du froid »

Ernestine Ronai, qui est aussi une ancienne psychologue, forme régulièrement des magistrats au sujet de l’emprise. « L’emprise, c’est du chaud et du froid, analyse-t-elle. L’homme souffle le chaud par des ‘je t’aime’, ce qui correspond à une dépendance affective. Puis il dévalorise la femme. Ce chaud et froid peut faire penser à la grenouille. Quand on plonge une grenouille dans l’eau bouillante, elle va toujours sortir. Mais dans l’eau tiède, elle va rester. »

 « L’emprise, c’est toute cette préparation psychique qui vise à dominer l’autre par des micro-violences, complète Yael Mellul. Ça va être des insultes, du dénigrement, des humiliations, de la pression psychologique, du harcèlement, de l’isolement, etc. » Ce sont précisément ces « micro-violences » et les conséquences de leur répétition qui sont sous-estimées par ceux qui rendent la justice, et notamment «  la manière dont ces violences psychologiques usent », livre Ernestine Ronai. La dame finit par penser comme il pense lui. »

Au-delà des magistrats, « il faut que la société bouge »

Une meilleure compréhension de l’emprise psychologique doit passer par plus de formation des magistrats, mais aussi des professionnels de « toute la chaîne judiciaire », dès le dépôt de plainte au commissariat, selon Yael Mellul. D’après elle, « il faut que la chaîne judiciaire se rende compte que la violence physique, c’est le symptôme d’autre chose. » Derrière un œil au beurre noir, il n’y a pas seulement un coup, mais souvent toute une série de violences psychologiques qui ont finalement débouché sur un acte de violence physique.

Outre les juges, c’est avant tout à la société dans son ensemble d’évoluer sur sa compréhension de l’emprise psychologique. « Il faut que la société bouge et les magistrats bougeront aussi », souligne Ernestine Ronai. Les magistrats, citoyens comme les autres, s’informent via les médias. Ces derniers participent à l’évolution de leur perception de l’emprise psychologique. « Pour la société, le rôle des journalistes est fondamental. Ils font un travail de conscientisation de la société qui est très important », rappelle Ernestine Ronai, qui « rêve que dans les journaux, à la radio, à la télé et sur les réseaux sociaux, on puisse expliquer l’emprise très simplement ». Et ainsi permettre à l’ensemble de la société, magistrats compris, de mieux comprendre un phénomène encore trop peu expliqué. 

Florian Poras

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