La prise en considération de la surreprésentation des violences conjugales chez les femmes handicapées est un travail fastidieux. Mais associations, travailleurs sociaux, forces de l’ordre et magistrats vont dans le sens d’une prise en charge spécifique de ces victimes.

« La victime se plaint mais recommence le même processus. D’un point de vue extérieur, on pourrait penser qu’elle aime ça, mais non. Non, j’aime pas ça. Se dire qu’on est victime, c’est compliqué. » Patricia* a 26 ans et vit à Lille. Elle subit des violences psychologiques et verbales de la part de son compagnon depuis six mois. Fatiguée de cette situation, la jeune femme a porté plainte il y a peu contre lui, mais ne se résigne pas à le quitter : « Il connaît ses limites. Comme je suis en fauteuil, il sait que s’il me frappe, il aura des problèmes. » En effet, un détail est à prendre en considération chez Patricia : elle se déplace en fauteuil roulant. Un détail pas si accessoire.

À l’heure actuelle, aucune statistique nationale ne permet de constater l’ampleur et la nature des violences conjugales exercées sur les femmes en situation de handicap (physique et psychique). Pourtant, en septembre dernier, le Parlement européen a considéré dans une de ses résolutions que « les femmes handicapées courent un risque 1,5 à 10 fois plus élevé d’être victimes de violences fondées sur le genre et que, du fait de leur situation de dépendance, il est encore plus difficile pour ces femmes de le signaler ».

L’association Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir (FDFA) a créé en 2015 un numéro d’écoute dédié aux victimes de violences, dans le but de recueillir leurs témoignages. Tous les lundis de 10 heures à 13 heures et de 14 h 30 à 17 h 30 et tous les jeudis de 10 heures à 13 heures, neuf écoutantes répondent aux appels de centaines de femmes handicapées, victimes de violences aussi bien conjugales qu’institutionnelles. Marie Conrozier, chargée de mission chez FDFA, décrit une prise en charge spécifique pour des violences par essence particulières : « Certaines personnes profitent de la vulnérabilité de ces femmes comme dans le cas de violences médicamenteuses exercées par le conjoint ou la famille. C’est par exemple le surdosage ou le sous-dosage. » En 2017, un tiers des 1 177 appels reçus par l’association a concerné des violences conjugales.

L’affaire Weinstein apparaît comme un véritable tournant pour la condition des femmes. Et si les derniers mois ont été marqués par la libération de la parole des victimes, ils n’ont pas vraiment permis d’engager le même processus du côté des femmes handicapées. « Aucune écoutante n’a constaté une nette augmentation des appels depuis cette vague médiatique », constate Marie Conrozier. Cela s’explique aisément selon elle : « Les femmes handicapées ne se sont pas reconnues dans ces témoignages de personnalités médiatisées. » À titre de comparaison, l’impact des interventions télévisées de Maudy Piot, fondatrice et présidente de l’association FDFA – disparue en décembre 2017 – était beaucoup plus fort : « On constatait une explosion des appels jusqu’à un mois après. Elle parlait directement aux femmes handicapées, c’est toute la différence », explique cette chargée de mission associative.

Des femmes en situation de vulnérabilité accentuée

Marie-France Casalis, porte-parole de l’association Collectif féministe contre le viol et membre du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, a théorisé le processus d’emprise exercé par les auteurs de violences. En cinq étapes, leur stratégie consiste à isoler la victime, la dévaloriser, inverser la culpabilité puis instaurer un climat de peur et d’insécurité. Dernière étape : agir en mettant en place les moyens d’assurer leur impunité. Chez les personnes handicapées, cette stratégie d’emprise est accentuée. Selon Marie Conrozier, il ne faut pas nier la vulnérabilité des personnes handicapées : « Ce sont des cibles beaucoup plus faciles. Il existe très souvent une dépendance physique vis-à-vis de leur conjoint dans les gestes quotidiens. Elles accepteront donc plus naturellement d’être giflées en parallèle car elles ont besoin d’eux. »

Le joug des auteurs de violences conjugales est donc d’autant plus fort sur elles. S’ajoute à cela les antécédents familiaux et de santé. Marie Conrozier attire l’attention sur « les hospitalisations répétées » et « l’enfance difficile » de certaines femmes. Elle termine sur un triste constat : « Le curseur de la violence n’est très souvent pas placé au même endroit pour ces personnes. »

Une prise en charge spécifique

Le handicap est un facteur aggravant des violences conjugales. Il nécessite donc une écoute particulière. À côté du numéro d’écoute qu’elle a mis en place, l’association FDFA propose deux fois par mois les services d’une avocate et d’une assistante sociale dans ses locaux à Paris. La structure travaille en collaboration avec les associations de lutte contre les violences faites aux femmes « sans aucune concurrence ». Toutefois, la prise de conscience par les pouvoirs publics et la population de l’enjeu du handicap dans les violences conjugales est un travail de longue haleine.

À l’accueil de jour ROSA, mis en place par l’association Solidarité Femmes Accueil (SOLFA) qui lutte contre les violences conjugales à Lille, certaines femmes handicapées ont été reçues. Sophie Guillermain, assistante sociale dans cette structure, évoque une prise en charge équivalente à celle proposée aux femmes valides. Mais elle et ses collègues mettent toujours l’accent sur une écoute consciencieuse : « On adapte parfois notre niveau de langage quand cela est nécessaire ». Cela peut être le cas lorsqu’on rencontre une femme victime de violences souffrant d’autisme, comme l’indique Marie Conrozier de Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir : « L’Association Francophone de Femmes Autistes (AFFA) et sa présidente Marie Rabatel expliquent notamment qu’une femme autiste est toujours en décalage émotionnel avec la réalité. Elle pourra être victime d’un viol et arriver avec un grand sourire au commissariat pour dénoncer ces faits, juste pour exprimer sa satisfaction d’avoir poussé la porte du commissariat. » Tout l’enjeu est d’être capable de recevoir ce témoignage. C’est d’ailleurs dans ce cadre là que FDFA intervient plusieurs fois par an dans des formations pour les forces de l’ordre.

La Justice prend ensuite le relai. Juridiquement, se pose aussi la question de la preuve. Les violences sont la plupart du temps exercées à huis clos. Dans ces affaires, Thierry Pocquet du Haut-Jussé, procureur de la République de Lille, accorde une attention toute particulière à la parole des victimes : « Il s’agit de densifier et de contextualiser leur parole. Il faut donc identifier la gravité, la répétition et l’ancienneté des faits. » Sa mission consiste à porter une accusation dans le cadre de la présomption d’innocence, « sans donner tort à la victime », pour qui il est difficile de parler.

Marjorie LAFON

Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir
Écoutes Violences 01 40 47 06 06
Lundi de 10 heures à 13 heures et de 14 h 30 à 17 h 30
Jeudi de 10 heures à 13 heures

En savoir plus sur Rompre l'emprise

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading