Quand les violences conjugales prennent fin, le traumatisme reste. Les femmes ayant subi des violences se sentent en danger permanent et revivent les épisodes violents, parfois pendant des années. Elles souffrent de stress post-traumatique, un trouble que l’on associe pourtant peu souvent aux femmes victimes de violences conjugales.

Ce ne sont pas des militaires. Elles ne reviennent pas d’une zone guerre. Pourtant, les femmes ayant subi des violences conjugales souffrent du même trouble que les vétérans : le stress post-traumatique (TSPT). Un bruit ou une odeur suffisent pour revivre une scène traumatisante, les flashbacks envahissent l’esprit jour et nuit, la peur ne cesse jamais. « Les violences conjugales répétées sur une période plus ou moins longue, qu’elles soient psychologiques, physiques, sexuelles, entraînent progressivement une atteinte psychique, » explique la docteur Mélanie Voyer, médecin légiste, psychiatre, et responsable du centre psychotraumatique Nord Nouvelle-Aquitaine. « Ces violences sont des atteintes à la confiance en soi, à la représentation de soi et des autres, qui créent des souvenirs particuliers de certains épisodes.« 

Alors, la victime ne vit plus dans le moment présent. « Le cerveau est en mode automatique, raconte Sylvie Liagre, psychothérapeute à Marseille. Le cortex préfrontal est la partie du cerveau qui te permet de réfléchir. Avec un TSPT, le cerveau fonctionne seulement à partir d’automatismes émotionnels, le cortex préfrontal est éteint. La personne n’arrive pas à gérer, elle est sans arrêt dans l’émotion, comme une bête affolée. » Le sentiment de peur est permanent. La victime est en état d’hypervigilance, elle se sent constamment en danger. D’après Sylvie Liagre, « elle se sent à côté de la plaque, elle a toujours la tête un peu occupée » : son cerveau lui rappelle sans cesse ce qu’elle a vécu, à coup de flashbacks, d’images intrusives et de cauchemars. « Certaines choses du quotidien lui rappellent ce qu’elle a subi : un son, une odeur, un reportage télévisé sur les violences conjugales… Elle subit des reviviscences, les émotions lui font revivre la scène, comme si c’était toujours dans le présent« , confirme Mélanie Voyer.

Dissociation et replongée dans le traumatisme 

Si la personne est replongée dans ce passé douloureux, c’est à cause de ce que les psychologues appellent le processus de dissociation. « C’est tellement compliqué pour le cerveau d’intégrer ce qu’il vit, c’est intolérable, alors il le met de côté« , clarifie Sylvie Liagre. Le cerveau envoie ces images dans l’amygdale, le « coffre-fort de nos situations traumatiques ». Seuls quelques éléments sont distillés au reste du cerveau, alors quand celui-ci identifie un de ces éléments, il est replongé dans le traumatisme : « Si la personne a été violée par un homme qui portait un T-shirt rouge, elle aura peur dès qu’elle verra un T-shirt rouge, c’est son système de défense. Elle n’aura même pas le temps de voir que ce T-shirt est porté par un enfant.”

C’est un mécanisme spécifique à prendre en compte lors de la prise en charge. Sylvie Liagre pratique l’EMDR (intégration neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires), une thérapie basée sur des stimulations sensorielles et recommandée par l’Organisation mondiale de la santé pour les personnes victimes de violences interpersonnelles. “On part d’une situation traumatique, d’une image perturbante. Je demande à la personne la croyance négative associée à cette situation : ‘Je vais mourir’, ‘J’aurais dû faire ça’. Je demande alors quelle émotion elle éprouve, son niveau de perturbation sur une échelle de 1 à 10, et les sensations dans son corps ». Sylvie Liagre commence ensuite les stimulations en tapant sur les genoux de la patiente, en alternant le côté droit et le côté gauche. La patiente met des mots sur ces images, exprime ses sensations corporelles, et prend conscience qu’elle ne pouvait pas forcément agir sur la situation. Elle réévalue son niveau de perturbation, jusqu’à atteindre le niveau le plus bas. « Je demande ensuite une croyance positive liée à la situation, généralement l’inverse de la croyance négative de départ : ‘Je suis vivante’; ‘J’ai fait ce qu’il fallait’. »  S’ensuivent de nouvelles stimulations pour renforcer cette croyance. « On travaille avec la neuroplasticité du cerveau, sa capacité à s’adapter. Ça travaille encore une dizaine de jours après la séance, surtout pendant le sommeil ! »

Revenir dans le présent 

Il faut du temps avant de pouvoir entamer cette thérapie avec des femmes ayant subi des violences, à cause du mécanisme de dissociation. « On dit souvent que l’EMDR, c’est un pied dans le présent, un pied dans le passé. La personne doit avoir accès au souvenir des situations traumatiques, tout en ayant une part d’elle dans le présent. » Or, les personnes dissociées ne parviennent pas à faire le lien avec le moment présent : elles se replongent dans le souvenir, revivent la scène et sont traumatisées à nouveau. « Elles sont complètement coupées, même de leurs sensations corporelles. Quand on a un compagnon violent, on s’anesthésie », poursuit Sylvie Liagre. Elle doit faire remonter tous ces souvenirs à la surface : “En allant chercher loin, je lui remets dans la figure tout ce que son système de défense avait rejeté. Alors parfois, les gens arrêtent la thérapie, parce que c’est trop douloureux de faire resurgir tous ces épisodes”. Avant d’aborder ces épisodes traumatisants, la psychothérapeute s’en remet donc à d’autres méthodes. « Il faut leur faire reprendre possession de leurs corps, donc on fait des exercices de respiration, on joue avec une balle. »   

Du côté de la psychiatrie, on adapte l’accompagnement à la victime, assure Mélanie Voyer. Dans tous les cas, « il faut rassurer la victime, lui dire qu’on la croit. Le thérapeute ne doit pas dire si ce qu’elle dit avoir vécu est vrai ou pas, il est là pour accompagner. Il faut mettre la responsabilité où elle est, du côté de l’agresseur. Il ne faut pas non plus imposer notre choix à la victime, mais lui laisser le temps. Elle redevient alors un sujet. »

C’est généralement vers cette prise en charge que sont orientées les victimes. Contrairement au libéral, qui est le plus souvent à la charge de la patiente, la psychiatrie publique est remboursée par la Sécurité sociale. Toutefois, le suivi psychologique et psychiatrique des femmes victimes de violences n’est pas systématique : « Il n’y a pas de parcours-type. De plus en plus d’hôpitaux et de commissariats demandent à avoir une équipe psychologique dédiée. Mais ce n’est pas en place partout, malheureusement. Il y a aussi des psychologues parmi les associations, comme à France Victimes. Des ressources, il y en a, mais les femmes n’y ont pas toujours accès,” déplore Mélanie Voyer.

Poser la question des violences 

Lorsque les femmes s’orientent vers le libéral, la plupart du temps, elles ont conscience de leur situation. « Quand ce ne sont pas les services sociaux qui me contactent pour une prise en charge, les femmes viennent soit parce qu’elles ont été alertées par leur entourage, soit parce qu’elles ne se reconnaissent plus. Elles s’en rendent compte, quand même, » relate Sylvie Liagre. Le diagnostic est moins évident en psychiatrie, où les prises en charge ne sont pas demandées pour des TSPT mais pour des symptômes liés, comme une dépression, ou des idées suicidaires. « Si on ne pose pas la question des violences, on ne repérera pas le TSPT. C’est pareil pour une addiction, où la prévalence des antécédents de violence est importante, » précise Mélanie Voyer.

Pour pallier ce manque de connaissances, des formations se mettent en place. Depuis 2013, la Miprof* développe des campagnes de sensibilisation et des kits de formation pour les professionnels de santé et du paramédical, pour leur permettre d’évaluer les violences faites aux femmes, quelle que soit leur porte d’entrée dans le système médical. En 2017, la Miprof comptait 310 urgentistes formés et désignés référents violences conjugales au sein de leur service ainsi que 90 référents en chirurgie dentaire.   

*Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violence et la lutte contre la traite des êtres humains

Chloé Becqwort

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