Sept mois après l’adoption par le Parlement du texte qui permet aux praticiens de santé de lever le secret médical lorsqu’ils « estiment en conscience » que les violences mettent la vie de la victime « en danger immédiat », les praticiens de santé restent peu formés à cette question.
C’était une mesure aussi attendue que contestée. Une exception faite au secret médical dans le cas de violences conjugales a été adoptée en juillet 2020 par le Parlement dans l’objectif de protéger les victimes de violences conjugales. Les médecins peuvent directement signaler au parquet les patients sous emprise de leur partenaire, en cas de danger imminent, via une boîte mail spécifique. Les deux critères doivent être conjointement réunis.
Le gouvernement a également émis un vademecum, piloté par la haute fonctionnaire rattachée à la justice, Isabelle Rome, l’Ordre des médecins et la Haute Autorité de santé pour guider les médecins dans le cadre des violences conjugales. Les médecins sont invités à poser une série de questions pour mieux détecter le phénomène d’emprise telles que : « La victime est-elle dépendante des décisions de son partenaire ? », « La victime évoque-t-elle l’exercice d’un contrôle, de la part de son partenaire, sur ses activités et comportements quotidiens (vêtements, maquillage, sortie, travail, etc.) ? » ou « La victime indique-t-elle recevoir des propos dévalorisants, humiliants, dégradants ou injurieux de la part de son partenaire ou ancien partenaire ? » Une partie indique également aux praticiens comment ils peuvent en référer au parquet.
Six mois après, les médecins ont très peu connaissance de ce guide émis depuis cet été et restent assez désemparés face à ce phénomène.
C’est ce que constate Franck Roussel, secrétaire général de l’Ordre des médecins du Nord, aussi ancien médecin généraliste. Il reçoit les appels des médecins généralistes lors de permanences téléphoniques et présentielles : « Rien que la semaine dernière, trois médecins m’ont appelé car ils ne savent pas comment agir quand ils sont face à des patientes victimes de violences conjugales. Nous avons récemment publié un bulletin pour rappeler la loi qui s’applique ainsi que le vademecum pour sensibiliser au mieux les médecins. On leur transmet le vademecum ministériel en indiquant quelle juridiction relève de leur département pour qu’ils sachent à quel parquet s’adresser. »
Et pour cause : les médecins généralistes sont en première ligne pour détecter les violences conjugales. « Le patient est dans une relation de confiance avec son médecin. Souvent, lors de consultations, des confidences sont faites, comme des problèmes d’alcoolisation dans la famille », poursuit Franck Roussel. ll existe des tas de critères pour détecter un danger imminent. On peut constater des coups, blessures, idées suicidaires mais surtout se fier au langage corporel, comme à des mouvements de réflexe, quand on l’approche ».
C’est pourquoi l’ancien médecin salue l’émission de ce vademecum et la levée du secret médical qui permettent de gagner du temps pour la victime. « C’était une mesure unanimement attendue par nos confrères, raconte-t-il. Avant, il fallait réussir à convaincre la victime d’aller porter plainte. Mais ce n’est pas toujours évident pour la victime, car bien souvent elle est amoureuse. »
Océane Pécheux, vice-présidente de l’Agof (Association des gynécologues obstétriciens en formation) affirme ne pas avoir eu connaissance du guide ministériel. Lorsqu’on lui demande de le commenter, elle observe que ce guide « mériterait de mieux détailler le contact judiciaire pour savoir où le médecin doit orienter la victime ».
La levée du secret médical divise
Et pourtant, Océane Pécheux est assez au fait des violences conjugales. Les urgences gynécologiques sont, d’après elle, « le lieu de détection des violences conjugales par excellence ». L’Agof avait publié son propre vademecum pendant le premier confinement de printemps pour sensibiliser sur ces questions. En tant que gynécologue, elle s’astreint à poser davantage de questions sur les antécédents des patientes lors des examens prénataux où les patientes se livrent plus.
Pourtant, la gynécologue reste assez prudente quant à la levée du secret médical. Les médecins craignent souvent de rompre le lien de confiance entre patients et praticiens et ne savent pas ce qu’ils doivent faire face à une pareille situation. Si la victime « n’a pas envie de parler, c’est son choix ». La gynécologue ne veut pas s’immiscer dans la vie personnelle de la victime, sauf si elle « arrive avec un crâne fracturé ».
Et c’est bien là où le phénomène d’emprise est complexe à appréhender, notamment pour les généralistes. « La victime peut avoir un comportement incohérent, explique Clémentine Gorisse, psychologue spécialisée dans les violences conjugales depuis quinze ans au sein de l’association Solfa (Solidarité Femmes Accueil). Il est important de repérer le cercle des violences conjugales pour comprendre ce qui se passe pour elles : elles ont des comportements très liés à celui de l’auteur, et ça peut être compliqué de comprendre pourquoi elles retournent vers eux. »
« Beaucoup estiment que ce n’est pas à eux de poser ces questions »
Aussi, l’entretien recommandé par le vademecum doit être savamment mené par les médecins généralistes ou sages-femmes. « Il ne faut pas sortir la grosse artillerie. C’est au cours de plusieurs entretiens que l’on crée un espace d’un dialogue car souvent les victimes pensent que personne ne va les croire. » D’autant que l’emprise se manifeste principalement sur le corps par des troubles anodins ou psychosomatiques – comme l’eczéma, l’asthme ou le stress – et sont donc difficiles à déceler pour un praticien.
« Encore beaucoup de médecins de ville estiment que ce n’est pas à eux de poser ce genre de questions. Ça reste une profession très individuelle, même si certains font la démarche d’appeler l’association ou de se former à ces questions », affirme Clémentine Gorisse.
Si un DU (diplôme universitaire) sur les violences conjugales à l’Université de Lille a été créé il y a trois ans, la sensibilisation des praticiens sur les questions des violences conjugales reste un phénomène encore récent.