Lorsqu’on parle de violences conjugales et d’associations, on pense à celles qui viennent en aide aux victimes, majoritairement des femmes. Mais dans les Hauts-de-France, l’association Solidarité Femmes Accueil (SOLFA) a fait le choix d’ouvrir un pôle d’un genre un peu particulier pour travailler avec les auteurs de violences conjugales : le centre Clotaire.
Mardi 29 mai. Il est 19h lorsque quatre hommes prennent place au sein du point d’accès au droit (PAD) d’Arras. Ce soir, Pablo* et Christophe* angoissent. Leurs procès approchent et les deux hommes craignent le verdict du tribunal. Ils discutent avec Roxane Amyot (psychologue), Claire Dubocquet (stagiaire psychologue) et Séverine Lescoutre (éducatrice spécialisée) des peines possibles à l’issue de leur procès : « Tu imagines aller au pressing avec un bracelet électronique ? », s’amuse Christophe. Pablo, lui, est plus sérieux : « On peut avoir quoi ? ». « De la prison ferme, du sursis, un bracelet électronique… », explique Séverine Lescoutre. « Le sursis, ça reste au-dessus de votre tête… ».
Dans moins d’un mois, les deux hommes seront jugés et n’ont rien anticipé. « Vous avez pensé au fait que le juge pourrait demander votre expulsion du domicile ? », interroge l’éducatrice spécialisée. « Anticiper? On ne peut pas anticiper tant qu’on ne sait pas ce que sera la peine », s’étonne Christophe. Pablo renchérit : « On n’a rien anticipé nous. » La panique se lit dans leurs yeux. Roxane Amyot leur explique : « On ne cherche pas à vous faire peur. Mais parfois, même si Madame veut que vous reveniez, la justice n’est pas forcément d’accord. Alors c’est mieux d’anticiper. » Trouver un logement, vivre chez la famille, chez des amis, ou en foyer peuvent être des solutions.
La séance du jour débute. Nicolas*, Christophe*, Michel* et Pablo* vont se faire passer des photos et discuter ensemble de ce qu’elles évoquent pour eux.
« Son regard a l’air vide »
Claire Dubocquet fait passer une première photo. Elle représente les yeux d’une femme, dont un est marqué par un cocard. « Qu’est-ce que ça vous évoque ? », interroge Roxane Amyot. Michel se lance le premier : « Des violences. Elle a un oeil au beurre noir. La femme s’est faite violentée, c’est pas une porte. » Pablo renchérit : « Elle est perdue. Son regard a l’air vide. » Michel reprend : « Elle doit se demander ce qu’elle a fait pour mériter ça ? ». »Rien », rappelle Roxane. « Ouais, rien », poursuit Michel. Quand vient le tour de Nicolas de parler, il raconte une histoire personnelle, vécue quelques jours à peine plus tôt : « Ça m’a fait beaucoup de peine. J’ai croisé une femme qui avait des cocards aux deux yeux. J’ai trouvé qu’elle avait du courage et du cran de sortir en centre-ville avec des yeux comme ça. » Roxane lui demande : « Pourquoi ? Elle devrait avoir honte ? ». Nicolas poursuit : « Non, elle ne devrait pas, mais peut-être que c’est le cas… » Mais honte de quoi ? « De se faire malmener », ajoute-t-il à demi-mots.
La deuxième photo circule. Elle montre une femme, accroupie dans un coin, les mains sur la tête, l’ombre de son mari dans le bas de l’image. Michel prend la parole : « On voit que la femme est terrorisée. Elle est par terre. Elle est frappée ou va être frappée ? Elle pleure. Elle se protège et lui demande d’arrêter. » Romain acquiesce : « Elle se protège. » « Qu’est ce qu’elle peut faire ? », interroge Séverine. Michel s’exclame : « Menacer d’appeler la police ! ». « Vous trouvez qu’elle est en position de le faire, là? », renchérit Séverine. « Si elle dit ça, elle s’en prend une deuxième. Comment peut-elle faire pour que ça s’arrange ? » Nicolas propose d’aller dans le sens de l’agresseur : “A part subir, supplier… elle ne peut pas faire grand chose. » L’éducatrice spécialisée poursuit : « Elle peut accepter… et aller porter plainte après. »
L’ambiance se tend dans la salle. L’éducatrice spécialisée pose la question fatidique : « Et vous, qu’est-ce qui vous aurait arrêté ? » Les cris de son ex-compagne pour Nicolas, la menace d’appeler la police pour Pablo et Michel. Christophe, lui, reste désespérément silencieux.
La photo suivante passe de mains en mains. Elle représente une femme, plaquée sur le matelas par un homme. « Que peut-elle dire pour que ça s’arrête ? », demande l’équipe de femmes. « Tu me fais mal, je ne sais pas », propose l’un des hommes. « Je crois qu’il s’en fout », réplique Séverine Lescoutre. Ils reprennent : « Arrête, laisse-moi tranquille, tu me fais mal. » Pas suffisant pour l’éducatrice spécialisée, qui leur demande d’utiliser leur imagination : « Mettez-vous à sa place, qu’est-ce que vous vous dites ? » La réponse de Christophe ne se fait pas attendre : « Je ne m’imagine pas être violé. » Séverine Lescoutre reprend : « Tout n’est pas parfait dans votre couple, sinon vous ne seriez pas ici. » Et Roxane Amyot de poursuivre : « Si ça ne se passe pas bien dans le couple, il y a peu de chances que ça se passe bien au lit. » Pas besoin d’usage de violence pour qu’un acte sexuel soit qualifié de viol : les menaces et le chantage peuvent qualifier cet acte, « quand Madame dit oui pour avoir la paix ».
La salle reste silencieuse. Ce mardi, il faut insister pour que les hommes se confient. Julie Dubocquet montre la photo d’un mur, abîmé par un coup violent. Michel commence : « C’est un coup de poing, un coup de tête, ou il a claqué Madame. » Nicolas et Michel expliquent qu’ils se sont déjà énervés sur des objets pour éviter de s’en prendre physiquement à leur femme. Christophe, lui, assure que non. « Pourquoi vous faites ça ? Dans quel but ? », demande Roxane. « Il n’y a pas de but », rétorque Michel. « Si. Vous faites ça quand vous pensez que Madame est dans les parages », reprend la psychologue. « On pense à Madame », explique Nicolas, « C’est pour se venger. On prend quelque chose qu’elle aime bien, un objet en particulier… Pour canaliser sa haine. » “Ça sert surtout à faire retomber la tension, se défouler. Ça n’arrange rien après, mais sur le moment ça fait du bien. Pourquoi c’est gênant de faire ça si Madame est à côté ? », interroge Séverine Lescoutre. Une fois encore, Michel prend les devants : « Parce qu’elle se dit : « il pourrait très bien me le faire à moi. » » Le but est surtout pour les hommes d’affirmer leur force, explique l’équipe. « C’est de l’intimidation », résume Nicolas.
La photo suivante représente une femme, pensive, assise dans un escalier. Michel estime la femme « perdue ». Et s’ils se mettaient à la place du meilleur ami de cette femme, que lui conseilleraient-ils ? « D’aller porter plainte » pour Nicolas, « d’expliquer ce qu’il s’est passé »,selon Michel, « de le dire » pour Pablo et « d’en parler à une tierce personne » pour Christophe. « C’est vous la tierce personne », lui fait remarquer Séverine Lescoutre. Il précise alors ses propos : suivre une thérapie de couple.
Et si c’était leur femme, conjointe, ou ex-conjointe qui avait appelé la police ? « Tant pis » pour Michel… Il se reprend : « Enfin, tant mieux, mais tant pis pour moi. » Et si la tierce personne demande si « Madame » l’a cherché ? « Si elle a deux cocards, non », explique Nicolas. Christophe, lui, pense à l’auteur : « Personne n’essaye de comprendre Monsieur. C’est pour ça qu’il faut une tierce personne pour prendre de la hauteur par rapport à la situation. Je n’excuse pas Monsieur, mais il faut donner les outils aux deux. »
Séverine Lescoutre poursuit : « Vous, quand vous arrivez, il faut vous comprendre, mais quelqu’un de votre entourage, il ne faut pas essayer de le faire ? » L’éducatrice spécialisée place les hommes face à leurs contradictions. Tous, lors de la journée d’ouverture, ont cherché des prétextes pour expliquer leurs gestes. Pablo se confie : « Moi, mon père et tout le monde m’ont dit que c’était de ma faute. Je comprends maintenant. Ce n’était pas la peine d’en arriver là et elle n’a rien fait pour mériter ça. »
La peur du procès
S’ensuit un débat entre les hommes : est-il trop tard pour se reconstruire en couple une fois que les coups ont été portés? Oui pour Christophe. Non pour Nicolas. Certains couples fonctionnent de nouveau malgré tout, explique l’équipe. Mais la confiance de « Madame » est compliquée à reconquérir. Parfois, « Monsieur » fait des efforts, se remet en questions… Mais cela ne dure parfois que l’espace de quelques semaines, comme lors d’une « lune de miel » avant le retour des coups, explique Roxane Amyot. Pour d’autres, ça repart comme avant. Les violences en moins.
Homme dans une salle d’audience avec ses avocats, interpellation par la police, dossiers qui rappellent leurs contrats d’engagements signés lors de la première séance… Les photos suivantes sont des réminiscences, plus fraîches, de ce qu’ils ont vécu quelques semaines plus tôt.
La conversation dévie de nouveau sur les procès à venir. Pablo confesse : « Je saoule mon avocat. Mais je ne l’ai vu que deux fois pour l’instant ! » L’homme, la trentaine bien engagée, est de moins en moins rassuré à l’approche de son audience. Pourtant, la majorité des hommes mis en examen pour violences conjugales ne voient leurs avocats qu’une ou deux fois maximum. Christophe, lui, a pris « des jours pour se préparer et faire bonne figure à la barre ». Sa plus grande crainte ? « Le report d’audience », parce que « tu perds la tête ». Il veut que ça s’arrête. Le groupe est plus soudé qu’au début du programme et les hommes échangent sur ce qu’il faut dire ou non lors de leur procès : « Il faut dire ce qu’on ressent », pense Pablo. « Et ne pas dénigrer Madame », poursuit Nicolas. « Ça, on arrête tout court, à l’audience et ailleurs », explique Roxane. « Il ne faut pas y aller dans l’optique de sauver votre peau, mais de vous expliquer. Il faut que vous soyez honnêtes. »
D’autres photos défilent. Les hommes continuent d’exprimer ce qu’elles provoquent chez eux. La photo suivante montre une femme au visage abîmé par les coups. « Elle est à l’hôpital », explique Michel. « Oui, Madame est « tombée dans les escaliers » », précise Roxane. « Vous pensez qu’elle va dire ça ou la vérité ? » Séverine poursuit : « Elle peut dire la vérité ? » « Elle doit » le faire pour Nicolas. Et la famille qui visite « Madame » à l’hôpital, que dira-t-elle ? « Qu’il faut le quitter, ne pas rester avec lui. » Pourtant, « elle va le faire, ¾ des femmes retournent avec monsieur, on vous l’a dit », répète Séverine Lescoutre. Roxane Amyot porte le coup de grâce : « Madame est dans un lit d’hôpital. Ça n’a pas été le cas pour les vôtres, mais ça aurait pu l’être. Les violences psychologiques ne se voient pas, mais Madame est comme ça à l’intérieur. »
« Ce n’est pas plus dur que la réalité »
La séance se termine. Les hommes ont échangé sur 14 photos. « Vous avez des remarques ? », demande Séverine. « C’est dur », pour Michel. Elle le confronte : « Pas plus dur que la réalité. »
Pendant toute la séance, les hommes se sont mis à la place de leurs victimes ou des personnes directement touchées par la violence. Mais à la fin de la séance, le déni est encore là. Roxane enlève 4 photos sur les 14 du départ : « Vous vous voyez sur combien de photos là ? » « Trois », pour Michel, Christophe et Pablo. « Une dizaine », pour Nicolas. « Mais une dizaine, c’est toutes ? », rétorque Christophe. « Vous nous mentez, ce n’est pas grave, mais vous vous mentez à vous, et c’est ça c’est plus grave », conclut Roxane Amyot.
« On ne se met pas avec quelqu’un pour que ça se passe mal », rappelle Séverine Lescoutre. « Attention », prévient Roxane, « au retour avec Madame, ça sera peut-être la lune de miel ». Mais rapidement, la vie quotidienne et les rancœurs reviennent. Des tensions qui peuvent faire peur à « Madame » : peur de faire un pas de travers, peur que ça recommence… Pour Nicolas, il est « inconcevable » de se remettre avec son ex-conjointe. Pour Christophe, c’est essentiel : « Je sors de là pour mieux repartir, pas pour perdre ma vie de famille, ni ma vie de couple… Je tire des leçons. Les enjeux me dépassent, j’ai trois garçons qui n’ont rien demandé. » Michel poursuit : « On peut peut-être en faire une force. » « ll ne faut pas exagérer », le coupe Séverine Lescoutre. Il se reprend : « Pas de la violence, mais de la séparation. »
« Monsieur » tend à oublier ce qu’il s’est passé, « Madame », elle, n’oublie jamais. Christophe assume : « J’ai ma part. Ça permet d’avancer dans ma vie de couple. » « Vous n’en êtes pas là », rappelle Séverine. Nicolas insiste : « Moi je n’ai jamais pensé à me remettre avec mon ex-conjointe. Depuis que j’ai mon logement, je veux passer à autre chose. » Christophe poursuit : « On peut être maladroit dans ce qu’on fait mais… » Il n’a pas le temps de finir sa phrase qu’il est repris sèchement par Roxane : « NON. On enlève le mot maladroit ». Il reprend : « Ca ne veut pas forcément dire qu’on s’aime moins ? »
La session se clôt sur un énième débat : faut-il ou non s’excuser auprès de « Madame » ? « Ce n’est pas suffisant », pour Nicolas. « C’est un manque de respect.” Selon Séverine, c’est la moindre des choses : « Pour travailler avec des victimes, je vous le dis, elles attendent ces excuses. » Nicolas argumente : aller au tribunal et reconnaître sa peine, c’est suffisant. « Moi je pense que c’est plus simple de présenter ses excuses au tribunal qu’en face à face avec Madame », termine Roxane.
Camille BRONCHART
* Tous les prénoms ont été modifiés afin de garantir l’anonymat des auteurs participant au groupe de parole.
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