Le 20 août 2023 l’équipe féminine de football espagnole remporte la coupe du monde. Le pays s’apprête à célébrer le sacre de ses joueuses. Luis Rubiales, président de la fédération espagnole de football, embrasse la joueuse Jennifer Hermoso sans son consentement devant les télévisions du monde entier. Cet acte provoque un séisme à retardement en Espagne, dans un monde sportif que Ana Jose Cancio a vu évoluer au cours de sa carrière de journaliste. Cette dernière a été journaliste sportif pour la radio et la télévision nationale espagnole pendant de nombreuses années. 

Ana Jose Cancio dans les studios de Radio Nacional de España en 2022. ©Wikipedia

En quarante ans de carrière, comment avez-vous vu le sexisme évoluer dans le sport espagnol ? 

Avant, il n’y avait pas d’intérêt pour les compétitions féminines. Nous les journalistes sportives étions vraiment perçues comme des électrons libres, comme quelque chose d’exceptionnel. Par conséquent, nous n’avions aucune influence sur les contenus sportifs à l’époque. 

Les succès des femmes étaient liés à leur image plutôt qu’à leurs performances sportives, surtout dans la presse écrite et à la télévision, où l’on mettait plus l’accent sur leur apparence que sur leurs résultats sportifs. 

Dans les années 80-90, j’étais la seule à la radio. Les informations concernant les femmes étaient rarement abordées, sauf lors des compétitions comme les Jeux olympiques, ou seulement si leurs résultats étaient suffisamment importants pour être mentionnés.

Aujourd’hui, la situation évolue, surtout depuis le début du 21e siècle, car il y a de plus en plus de femmes journalistes sportives. Nous nous impliquons de plus en plus dans les rédactions, nous sommes de plus en plus écoutées et nous prenons de plus en plus de responsabilités dans les médias. Parallèlement, les mouvements sociaux féministes poussent également vers une plus grande considération des femmes dans le monde du sport, qu’elles soient professionnelles ou non. 

Qu’est-ce que l’affaire Rubiales a révélé sur le sexisme dans le sport espagnol ? 

C’était très choquant. Il a fallu attendre que les médias s’emparent de cette affaire pour que les dénonciations des mouvements féministes soient entendues par le grand public. De son côté Jennifer Hermoso s’était aussi exprimée sur les réseaux, pour témoigner de son agression. 

Ce n’est qu’après avoir été témoin du geste inapproprié de Luis Rubiales, président de la Fédération espagnole de football, que l’opinion publique a réfléchi sur la situation dans le sport. 

C’était un abus de pouvoir manifeste. Les sportives elles-mêmes ont pris conscience de ce qui se passait et ont réalisé que cela ne pouvait plus être toléré : jusque là dans le sport et dans la vie en général, beaucoup de choses étaient normalisées, Rubiales n’aurait jamais embrassé un joueur de l’équipe masculine sur la bouche. 

C’est cette combinaison qui a poussé la joueuse à dénoncer le cas devant les tribunaux, et c’est désormais un dossier judiciaire. La FIFA a dû intervenir pour le suspendre de ses fonctions et faire pression. Il a ensuite dû démissionner de son rôle en Espagne suite aux demandes notamment du premier ministre Pedro Sanchez. 

Je rajoute que les joueurs masculins n’ont rien dit. Seuls deux joueurs, qui n’étaient pas internationaux, se sont manifestés sur les réseaux sociaux. Les autres ont préféré ne rien dire, ne rien savoir. Comme on dit en espagnol, ils ont mis “leur tête sous l’aile”, ils ont fait l’autruche. Je crois que cela résulte d’un manque d’engagement et d’empathie par rapport à ce qui s’était passé avec Jennifer Hermoso. Nous avons voulu interroger les footballeurs, et leur réponse a été : « Je préfère ne pas en parler, cela ne me concerne pas, ce n’est pas à moi de m’impliquer. » Pour eux, ce n’était pas leur responsabilité. 

Désormais, je pense que les sportives se sentent plus fortes, plus autonomes, elles savent que certaines choses ne sont pas correctes et qu’il faut les dénoncer, qu’il ne faut pas avoir peur et ne pas avoir honte. 

Les acteurs du sport espagnol ont-ils avancé pour rompre cette emprise machiste sur le sport féminin ? 

En Espagne, dans le sport espagnol, il y a effectivement un avant et un après Rubiales. Mais avant cela, l’Espagne était pionnière dans la promotion de l’égalité, et la loi de 2007 avait déjà mis en place des protocoles que les fédérations doivent suivre. Toutes les fédérations et les clubs ont l’obligation d’établir des protocoles anti-harcèlement et anti-agression dans le sport. C’est difficile car le sport est un monde très masculin, même quand ce sont les femmes qui pratiquent. En effet, à la base même des fédérations, il y a beaucoup de femmes : des entraîneuses, des kinésithérapeutes, etc. Mais dès que le sport se professionnalise, les femmes disparaissent peu à peu. Presque tout ce qui entoure la jeune sportive ou la femme sportive est dirigé par des hommes. 

Cependant, il y a de plus en plus de travail de la part des fédérations pour appliquer des protocoles d’égalité dans le sport et détecter les agressions. Il existe des canaux au sein des fédérations et des clubs permettant aux sportives de dénoncer toutes violences qu’elles auraient subi. Il y a aussi le Conseil supérieur des sports, l’organisme suprême du sport en Espagne :ils ont l’obligation d’enquêter et de soutenir les victimes. Les sportives ont moins peur, elles se sentent davantage en sécurité, elles savent que la société les soutient et que les médias, même si ce n’est pas toujours le cas, sont en grande majorité pour dénoncer les violences et mettre fin à ce machisme qui est à la racine du problème. 

Propos recueillis par Lucas Roué

En savoir plus sur Rompre l'emprise

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading