Vivre sa féminité et sa maternité après l’inceste, c’est un processus psychologique complexe. L’inceste laisse un champ de bataille, où tous les liens sont altérés, où la confiance n’est plus. Soraya De Moura Freire, psychologue clinicienne, est aussi chercheuse, spécialisée dans la question de la féminité et de la maternité des femmes ayant été traumatisées par l’inceste. Auteure du livre “Femme et Mère après l’Inceste”, elle explique les mécanismes psychiques de l’inceste sur les victimes qui deviennent mères.
Pourquoi l’inceste détruit les futurs adultes que sont les enfants ?
L’inceste, c’est une attaque à l’affiliation, à l’idée d’appartenir à une unité familiale. En étant invitée à devenir l’amante de son père, il y a quelque chose qui se perd dans la place de la jeune fille. Un homme qui viole sa fille, est-il encore un père ? L’inceste est une attaque contre les liens familiaux. Tout cela se déroule à une période très précoce : l’enfant est encore en train d’évoluer et de construire son identité. Donc l’inceste constitue un crime contre l’identité de la personne. Une énorme confusion se crée. Les liens de confiance, qui sont des liens de sécurité pour que l’enfant puisse grandir de manière apaisée, sont attaqués. L’enfant perd confiance en l’adulte, et le secret va s’installer. Ainsi, ses propres ressentis sont écrasés. Même si dans sa tête, l’enfant a un ressenti flou et vague que quelque chose d’étrange se passe, il est trop petit pour avoir une idée de l’interdit de l’inceste. Quand les enfants sont plus grands, leurs notions sont différentes. Donc, du coup, ce marécage, où l’enfant est projeté, ne lui permet pas de garantir, dans son psychisme, une régulation émotionnelle et affective.
Enfin, il y a la dissociation. L’enfant commence à être un spectateur de sa propre vie. Il met en place des mécanismes d’hyper vigilance et de méfiance envers l’autre. L’enfant est envahi d’images, de sensations, d’affects, où il est toujours ailleurs. Il n’est plus maître de sa propre évolution, une multitude de facteurs viennent le confondre.
En quoi ces traumatismes, vécus dans l’enfance, peuvent-ils ressortir lors de la maternité où lors du désir d’être mère?
Toute l’expérience et l’appréhension de la jeune femme envers son corps sont détruites. Son corps a continué de grandir malgré tout, mais quelque chose de l’enfance perdure. Comme l’enfant s’est senti menacé dans son intégrité corporelle, ça ne permet pas à la jeune femme d’avoir une relation vraiment apaisée avec son corps. La question du lien à l’autre est le premier problème. Le deuxième problème, c’est la question de l’image de soi, de l’amour de soi, qui se transforme en haine, en colère, en honte, et culpabilité.
Sans en avoir forcément conscience, nous nous appuyons sur nos sensorialités à tout instant. On est guidé par cette sensorialité et dans le traumatisme, elle est tout en désordre. Cela se manifeste par des flashs de mémoires, des flashs sensoriels (odeur de salive, de sperme, d’alcool…). Tout ça intervient dans le corps de la jeune femme, et elle devient une étrangère pour elle-même. Très souvent, les victimes viennent témoigner de ce sentiment d’étrangeté envers leurs corps, et parfois même vivent des attaques contre ce corps : boulimie, scarification, suicide… Donc tout cela vient évidemment interférer dans le processus de maternité : le fœtus peut être vécu comme un intrus par exemple. Il peut être le rappel d’une forme d’intrusion dans le corps. La grossesse renvoie aussi l’image la femme à son image de mère par rapport à sa propre mère. Il y a beaucoup de colère autour d’une mère qui n’a pas su protéger. Et nous savons, que dans toutes nos cultures, il y a des questions de transmission maternelle. Chaque femme a besoin de s’appuyer sur des représentations autour de la maternité qui sont sécurisantes pour elle.
Quelles sont les conséquences directes pour le lien mère-enfant ?
Il y a 3 aspects à retenir : le lien au partenaire, le lien à son propre corps et à sa sensorialité et enfin, la question de la transmission des représentations autour du maternel. Il y a aussi bien sûr le lien à l’enfant. Certaines femmes ont des comportements où elles vont être dans une protection massive du bébé. Et alors parfois le risque, c’est que cette obsession à la protection de l’enfant va rendre la relation trop fusionnelle. À l’inverse et souvent, les mères sont dans le refus du toucher, et dans le refus de tout ce qui est en lien avec la question du corps. Par exemple, l’allaitement peut être très compliqué, car il implique un corps-à-corps entre deux personnes. Mais le lien du corps est quelque chose de fondateur pour le bébé. Et si la maman n’a pas encore verbalisé son vécu traumatique, il se peut que le traumatisme soit transmis inconsciemment à travers son lien avec son bébé.
Est-ce que la grossesse peut, au contraire, être une révélation ?
Il est important de mentionner que la maternité après l’inceste n’est pas forcément catastrophique. À l’inverse, il y a des situations où la grossesse est vécue comme une purification du corps, la première fois où les jeunes femmes se sentent vraiment mises en valeur. Leurs corps se battent pour elles. C’est un corps qui peut être fécondé, porter un bébé, donner la vie et non pas la mort. S’occuper de son enfant peut être une manière pour elle de se revaloriser. Une victime d’inceste n’est pas dans la reproduction à chaque fois. Il y a une représentation sociale qui pèse beaucoup autour de cela, mais les recherches montrent que non, toutes les maternités vécues par des victimes d’inceste ne sont pas catastrophiques.
Propos recueillis par Nemo Lecoq-Jammes
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