Pour mieux détecter les violences conjugales et accompagner les victimes, des formations dédiées aux professionnels émergent depuis quelques années. Elles apparaissent aujourd’hui comme un enjeu essentiel de la lutte contre les violences faites aux femmes : le Grenelle souhaite les rendre obligatoires pour certains corps de métier.
Tout au long des trente mesures annoncées par le Grenelle contre les violences conjugales le 25 novembre 2019, un mot se détache : “formation”. Quatre d’entre elles mentionnent le besoin de former différents corps de métiers sur les violences faites aux femmes : personnels de l’Education nationale, policiers, gendarmes, addictologues, services médico-sociaux… Que ce soit en formation initiale, c’est-à-dire durant les études supérieures, ou en formation continue pour les professionnels déjà en poste, informer et faire comprendre les mécanismes de la violence et leurs conséquences semblait être l’une des priorités du Grenelle.
Mais ces formations ne sont pas une nouveauté. De nombreux acteurs se mobilisent déjà depuis plusieurs années pour sensibiliser et former les professionnels en contact potentiel avec des victimes de violences. “A chaque rencontre avec des professionnels, quel que soit leur métier, ils nous demandent des clés de compréhension,” affirme Virginie Hoffman, déléguée aux Droits des femmes et à l’Egalité du Pas-de-Calais. “On a rencontré des associations, des avocats, des victimes, et on a eu un déclic : tout le monde se plaignait d’un manque de formation,” se souvient Frédérique Le Doujet-Thomas. Cette juriste s’est intéressée aux violences conjugales après avoir participé au projet de recherche Régine, dont le but était de relire l’ensemble du droit avec une analyse genrée. “On voulait comprendre pourquoi ces violences devaient être appréhendées comme spécifiquement faites aux femmes.”
Un autre besoin est apparu, celui de déconstruire les idées préconçues sur les violences : « On entend des préjugés aberrants : ‘Si elle reste, c’est qu’elle aime bien ça’; ‘Ça n’arrive que dans certains milieux’…”, énumère Julie Bodelot Bissiau, ancienne référente départementale du Nord pour les violences conjugales et désormais formatrice indépendante. Elle a elle-même subi des violences, qu’elle a racontées dans le livre J’aimais le diable : “J’ai été victime. Je souhaitais témoigner et informer, expliquer à mon entourage ce que j’avais vécu mais aussi aux professionnels.”
Un besoin de pluridisciplinarité
Ce manque de formation, Céline Vermersch l’a ressenti. Médecin urgentiste au centre hospitalier de Dunkerque, elle s’est portée volontaire pour devenir référente “violences faites aux femmes” de son service d’urgences. Elle a été nommée en janvier 2016, mais n’a eu qu’une journée de formation au ministère des Affaires sociales et de la santé en juin de la même année. “J’étais seule, je ne connaissais pas le domaine. Je me sentais un peu parachutée. On n’a pas eu d’autre formation, pas de budget supplémentaire, pas de local dédié. Je ne me sentais pas assez qualifiée à ce moment-là,” raconte-t-elle. C’est pourquoi elle s’est inscrite au diplôme universitaire “Approche pluridisciplinaire des violences conjugales” de l’Université de Lille, dirigé par Frédérique Le Doujet-Thomas.
La plupart de ces formations abordent des aspects divers des violences : juridique, social, législatif… Même si la majorité des personnes suivant le DU “Approche pluridisciplinaire des violences conjugales” de l’Université de Lille sont des travailleurs sociaux, le public est très diversifié : médecin urgentiste, neuropsychologue, aumônière, directrice de police municipale, étudiants en droit.. “Il permet de se faire rencontrer des personnes qui travaillent dans différents domaines. Ça donne des discussions très riches, ils sont contents de se retrouver, de comprendre quoi faire, vers qui se diriger. » D’autant que la lutte contre les violences conjugales mobilise une grande variété de professionnels : “Quand on s’occupe d’une victime, on est en contact avec un psychologue, un kinésithérapeute, des associations, le procureur, les hébergements d’urgence, c’est énorme !” énumère Saadia Bahmmouch-Ledieu, aumônière au centre hospitalier de Roubaix et ancienne étudiante du DU.
“Beaucoup de victimes subissent une survictimisation”
Lorsqu’un professionnel s’inscrit à une formation, c’est souvent de manière individuelle et volontaire. Il est donc déjà sensibilisé aux questions de violences conjugales et recherche des clés pour mieux les appréhender. C’est pourquoi l’objectif du Grenelle est de rendre les formations obligatoires pour certains métiers. “Il m’est arrivé de donner une formation à cinquante gendarmes. Personne ne voulait être là, mais finalement ça s’est bien passé. C’est plus formateur pour ces personnes qui ne voulaient pas venir, parce qu’elles arrivent en n’étant pas d’accord avec ce que je vais dire. Alors si à la fin de la formation, elles ont un peu bougé, si elles ont changé d’avis, c’est super,” se réjouit Julie Bodelot Bissiau.
Ils découvrent alors les mécaniques derrière les violences conjugales ainsi que le phénomène d’emprise, afin d’accompagner les victimes et les orienter de manière appropriée.”Quand les femmes vont dans des services sociaux de proximité, s’il y a un manque de formation, ces services ne comprennent pas les allers-retours de la victime, pourquoi elle retourne avec son compagnon. Quand on est formé, on comprend ce cycle. Mais si on réagit mal, la victime ne reviendra pas chercher d’aide”, détaille Agathe Breton, travailleuse sociale à la Fédération nationale solidarité femmes et ancienne étudiante du DU de l’Université de Lille.
“Beaucoup de victimes subissent une survictimisation, confirme Julie Bodelot Bissiau. C’est le cas quand les services de protection de l’enfance jugent les difficultés parentales d’une personne qui subit des violences, ou lorsque des policiers refusent une plainte, par exemple.” La formatrice indique les erreurs à éviter, comme les phrases “Il faut partir”, “Il faut déposer plainte” : “Les professionnels qui disent ça ne connaissent pas l’emprise. Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles une femme peut refuser de déposer plainte. Quand on lui dit de le faire, on lui redonne une obligation,” explique-t-elle.
Détecter pour mieux orienter
Le but principal reste de faciliter la détection des violences, c’est pourquoi ces formations sont adressées à un si large éventail de professionnels. “L’idéal, ce serait qu’ils soient capables de repérer les situations de violences, et au moins d’accompagner les femmes, de savoir les orienter. Ils doivent avoir une connaissance non seulement de l’emprise mais aussi des réseaux locaux d’associations,” estime Julie Bodelot-Bissiau. C’est là tout l’enjeu de ces formations, selon Virginie Hoffman, déléguée départementale aux Droits des femmes et à l’Égalité du Pas-de-Calais : “Une question doit revenir systématiquement : ‘Est-ce que vous êtes ou avez été victimes de violences ?’”.
Les professionnels comprennent alors ce qu’ils peuvent et doivent faire : “Nos étudiants nous disent qu’ils ont l’impression de sortir la tête de l’eau. À titre personnel également, ça leur permet de faire leur métier sans s’abîmer eux-mêmes, » explique Frédérique Le Doujet-Thomas. “Je me sens vraiment en sécurité pour donner des conseils maintenant, affirme Saadia Bahmmouch-Ledieu. Je suis face à des cas très graves, je dois savoir comment agir, comment écouter mais aussi où sont mes limites.”
L’objectif est ensuite qu’ils transmettent ces connaissances à leurs collègues : “Si on peut enseigner à une personne qui va ensuite irriguer son service, c’est déjà pas mal !” explique Frédérique Le Doujet-Thomas. C’est ce que fait Céline Vermersch, médecin urgentiste à Dunkerque : “J’essaie de former les nouveaux internes sur l’emprise et le protocole de l’hôpital. On est aussi en train de mettre en place un projet pour former les infirmières et les sages-femmes avec la référente départementale.”
Un avenir encore flou
La différence majeure entre ces temps de formations est leur durée. Si le DU de l’Université de Lille comprend 133 heures de cours, le département du Pas-de-Calais organise plutôt des journées de sensibilisation. : “Ce sont des temps courts, avec une demi-journée ou une journée pour acquérir de nouvelles connaissances, prendre conscience de certaines situations”, précise Virginie Hoffman. Le temps de formation est donc une question primordiale dans la mise en place de modules obligatoires : “Deux jours, c’est le minimum pour pouvoir dépasser les principes de base,” souligne Julie Bodelot Bissiau.
Mais il est pour l’instant difficile de savoir quelle sera la place des formations existantes dans le dispositif voulu par le gouvernement. “Quand il y a eu le Grenelle, on s’est dit ‘Super, ça va donner une résonance particulière au DU !’ Mais non. J’essaie d’obtenir un financement, un label. J’ai contacté le cabinet de Marlène Schiappa. J’ai eu un retour du Haut conseil de l’Egalité femmes-hommes, on m’a juste dit ‘C’est une bonne initiative, bravo!' » se désole Frédérique Le Doujet-Thomas.
Les formatrices se réjouissent malgré tout : « La question de rendre la formation obligatoire est essentielle. Ça ne doit pas être individuel, ou dépendre d’une situation financière ou de la bonne volonté de chacun,” martèle Frédérique Le Doujet-Thomas. Du côté du Pas-de-Calais, où un plan d’action départemental de lutte contre les violences sexistes et sexuelles est mis en place depuis 2015, on perçoit déjà les bénéfices des formations : “Le département est monté en compétences. Quand on parle d’emprise, de continuum des violences, les professionnels savent de quoi on parle, ils peuvent décrypter les situations et comprendre les victimes”, explique Virginie Hoffman. Si elle n’a pas encore de visibilité sur la mise en oeuvre des mesures annoncées au Grenelle, pour la déléguée départementale, l’objectif final est clair : “C’est ça le changement à terme, qu’une victime soit orientée correctement même lorsqu’elle arrive dans un service qui semble éloigné des violences conjugales.”