Si 97% des appels recensés en 2018 par le 3919 concernent les couples hétérosexuels, et une majorité d’hommes auteurs, les violences conjugales peuvent aussi toucher les femmes lesbiennes, pour qui la prise en charge est quasi inexistante.
Ça s’est terminé au bout de deux ans par une tentative d’assassinat. » Louise* avait 17 ans le soir où sa première histoire d’amour a volé en éclats. Le flou. De cette soirée, elle se souvient d’un déchaînement de violence de la part de sa partenaire et d’un étranglement. La même nuit, Louise a tenté de se suicider. Avant cette soirée, sa partenaire n’avait jamais été si loin dans les violences physiques. « C’était rare, mais quand elle était violente, elle me plaquait au sol, au mur. J’avais l’impression que ce n’était pas toxique car elle ne me faisait pas mal physiquement », explique la jeune femme.
L’absence de traces sur son corps n’a pas aidé Louise à avoir conscience de la violence conjugale. « Je ne suis pas certaine de savoir comment cette relation en est arrivée là. À l’époque, je me confiais sur ce qui se passait sans voir que c’était toxique et mes amis proches ne le voyaient pas non plus. » Sa partenaire avait 19 ans. La différence d’expérience sentimentale et sexuelle a posé les bases d’une relation inégale. « J’étais obnubilée, reprend Louise, elle aimait que je souffre pour elle et moi je me disais que je devais souffrir pour l’aimer. » Pour Louise, il y avait cette idée de « c’est elle qui va m’apprendre. »
« Il me demandait sans cesse de lui rappeler ce qu’il devait faire »
À 20 ans, Louise rencontre son nouveau partenaire, qui se considère comme non binaire, c’est-à-dire qui ne se sent ni homme ni femme. Cette fois, ce sont des violences psychologiques qui la heurtent, mais qu’elle a du mal à reconnaître. Avec le recul, elle se rend compte du rôle maternel qu’elle a endossé. « Il me demandait sans cesse de lui rappeler ce qu’il devait faire. Quand on s’est séparés, je l’ai même accompagné pour faire le cadeau de sa mère, je continuais à rédiger ses mails. » En soirée, il lui imposait de rentrer quand il l’avait décidé. « Je pensais qu’il était juste jaloux, peu sûr de lui. Et comme c’était une personne non binaire, je me disais qu’il était plus vulnérable et que ça l’excusait. »
La transition d’identité de son partenaire a fortement joué dans la perception de la violence de Louise. « J’ai consulté une psychologue spécialiste des traumas. Je me suis rendu compte que si mon partenaire avait été un homme cisgenre (individu dont l’identité de genre est en accord avec le sexe, ndlr.), les violences, je ne les aurais pas laissé passer. » Pour elle, un partenaire ayant « le même vécu sociétal » que le sien ne pouvait pas être violent.
Pour Louise, « entre l’homme et la femme, il y a déjà une violence dans la société, celle de ne pas être égaux ». De fait, la charge mentale est majoritairement associée aux femmes hétérosexuelles. Christelle Hamel travaille pour l’Institut national d’études démographiques (INED). Elle est l’une des coordinatrices de la récente étude VIRAGE sur les violences subies par les hommes et les femmes. « Certains couples homosexuels n’échappent pas à la reproduction de modèles hétéros dans la relation », explique la sociologue.
Mais des schémas autres que la charge mentale sont universels, comme l’appropriation de l’autre. « Un des ressorts de la violence conjugale, c’est la jalousie. Que l’on soit hétéro, lesbienne, gay ou bi, cette idée que l’autre nous appartient est présente dans toute la société. » L’artiste et militante LGBTQIA+ Jena Selle va plus loin. Les minorités seraient d’autant plus sujettes à craindre la solitude. « Il y a cette peur de perdre la personne, mais aussi le cercle social autour du couple. »
« Il est difficile de déconstruire l’idée selon laquelle les minorités ne sont pas violentes entre elles »
Louise a relevé de nombreux stéréotypes, autant sur son identité de femme que de lesbienne. « D’un côté, on considère que la femme n’est pas violente par essence car elle porte la vie, de l’autre il est difficile de déconstruire l’idée selon laquelle les minorités ne sont pas violentes entre elles. » Une observation que Christelle Hamel partage car « aimer une personne du même sexe c’est ce que défend la communauté LGBT+, et lorsque la violence apparait dans le couple, cela peut signer l’échec ».
La peur d’une double violence est également présente chez les victimes, amenant une défiance face aux institutions. Il y a deux ans, Louise est violée alors qu’elle hébergeait celle qu’elle considérait comme une amie. « J’avais peur d’aller au commissariat pour qu’on me dise que ce n’était pas un viol. J’avais peur de la lesbophobie, j’avais peur qu’elle soit plus violente que l’acte. »
Tandis qu’au sein de la communauté LGBT+, on craint la récupération politique de ces violences et l’amalgame de la part des extrêmes, très peu d’études sont réalisées en France. Jena Selle dénonce un manque d’intérêt et de financement pour la communauté LGBT+. « L’État a une culture très universaliste, il considère que s’intéresser aux couples LGBT+ cela relève du communautarisme. Quand Valérie Pécresse est arrivée à la tête de la région Ile-de-France, elle a supprimé le financement des recherches en études de genre. »
Christelle Hamel considère que l’attention sur la communauté LGBT+ n’est portée que sur les situations d’homophobie vécues par ces personnes à l’extérieur, et non sur les violences de couple. « On sait que le phénomène existe mais il est difficile de se documenter correctement pour trouver des interprétations rendant les phénomènes compréhensibles. »
Les sociologues peuvent se retrouver face à un manque de témoignages. Lorsque l’enquête VIRAGE a débuté en 2015, c’est le début de la polémique sur la « théorie du genre » et les manifestations contre le mariage homosexuel. « On a eu un taux de non-réponse inhabituel. La représentation statistique des homosexuels et des bisexuels est presque invisible. Sur 27 000 personnes, ils sont 200 à avoir témoigné. » Un cercle vicieux qui contribue à l’invisibilité des violences. « Même si le pourcentage n’est pas quantifiable, cela doit être dit car l’emprise peut se retrouver entre femmes. Si elles ne savent pas que ça existe, elles ne peuvent pas le déceler », explique Christelle Hamel. Néanmoins, le meurtre est extrêmement rare. En 2018, seuls trois faits se sont produits au sein de couples lesbiens.
« Les structures d’accueil ne sont pas forcément conçues pour accueillir celles et ceux qui ne sont pas hétéros »
Contrairement à d’autres pays comme le Canada, il n’existe en France aucune structure pour accueillir spécifiquement les femmes lesbiennes victimes de violences conjugales. Pour Marie Kirschen, journaliste spécialisée sur les questions LGBT+ et rédactrice en chef de la revue Well Well Well, « les structures d’accueil ne sont pas forcément conçues pour accueillir celles et ceux qui ne sont pas hétéros. Parce que leur situation ne correspond pas aux schémas habituels des violences conjugales. Pour une personne homo ou bi victime de violences au sein du couple, ça peut être plus difficile d’en parler à un médecin ou à un psychologue, parce que c’est peu connu donc ça peut paraître plus incongru. » Louise a vécu plusieurs situations de lesbophobie. « Une psychologue pensait que je souffrais parce que j’étais lesbienne et non pas parce que mon partenaire était toxique. »
Pour Christelle Hamel, la question des violences conjugales chez les homosexuels doit être réfléchie par les premiers concernés. « Je ne pense pas qu’il y ait besoin de campagne nationale, mais plutôt d’une campagne ciblée au sein de la communauté LGBT+. Je crois beaucoup en l’auto-organisation, a contrario de l’action des pouvoirs publics, on sait toutes et tous les maladresses qu’il peut y avoir sur ce sujet. » Aujourd’hui, Louise a 24 ans. Elle aspire un jour à ouvrir, avec ses amies, une association d’écoute pour les lesbiennes victimes de violences conjugales. La suite logique pour elle d’une vraie prise de conscience et d’une folle envie d’avancer. « Ouais, j’ai eu la poisse. »
* Le prénom a été modifié.