Le Grenelle des violences conjugales organisé par le gouvernement en novembre 2019 a entériné l’entrée des violences conjugales dans le débat public au niveau national. L’occasion pour les journalistes de la presse locale de réfléchir à leur traitement.
“Féminicide” a été désigné mot de l’année 2019 par le dictionnaire Le Petit Robert. Une façon de marquer une rupture avec des euphémismes comme “drame familial” ou “crime passionnel”, longtemps utilisés dans la presse pour parler d’une même réalité : des femmes qui meurent parce qu’elles sont femmes. Des erreurs de traitement régulièrement pointées du doigt par les associations féministes ou par les journalistes eux-mêmes. Depuis 2016, la journaliste Sophie Gourion recense sur son blog, Les Mots Tuent, le mauvais traitement des violences conjugales dans la presse.
Capture d’écran du blog Les mots tuent
Une prise de conscience progressive
Pour Magalie Rigault, qui couvre les faits divers à Valenciennes pour La Voix du Nord, l’entrée des violences conjugales dans le débat public a considérablement changé le traitement des affaires judiciaires : “Au début de ma carrière, dans les années 2000, je pouvais écrire sans problème sur un cas de violences conjugales en parlant de mari jaloux, avec un ton léger… Désormais, je me concentre sur les faits.”
Le sujet a longtemps été traité sur le ton de la dérision dans les pages “faits divers” des journaux. “C’était la soupape, ce qui permettait de souffler un peu entre les accidents de voiture et les incendies d’immeuble. On se permettait beaucoup de romanesque”, rapporte Claire Lefebvre, journaliste pour La Voix du Nord à Lille. La conséquence de ce traitement médiatique, pour Magalie Rigault, c’est une sous-estimation de la gravité des faits par les journalistes comme par leurs lecteurs. Pour elle, le déclencheur a été Luc Frémiot, ancien procureur de Douai engagé dans la lutte contre les violences conjugales : “Grâce à lui, on a vu les violences conjugales comme un phénomène global, ce qui a changé notre façon d’écrire”.
Voir aussi : Luc Frémiot : « Toutes les histoires de violences conjugales mènent fatalement au désespoir »
Mais cette vigilance n’est pas acquise. “La prise de conscience est toujours en cours”, rapporte Élodie Rabé, fait-diversière à Roubaix pour La Voix du Nord, “il y a toujours certains collègues qui ne comprennent pas”.
“On prend le poids des mots en pleine face”
Le nouveau collectif “Ouvrons la Voix”, qui rassemble 10 journalistes de La Voix du Nord, travaille à un meilleur traitement des femmes dans la rédaction et dans les pages du journal. Sur le modèle du guide des bonnes pratiques de l’association de femmes journalistes Prenons la Une, ses membres ont élaboré une charte du bon traitement des sujets relatifs aux violences conjugales. Elle renseigne sur les mécanismes de l’emprise et conseille d’accompagner chaque article du numéro d’aide d’urgence 3919, pour faire un travail de prévention. Le collectif invite aussi à proscrire les expressions subjectives comme “crime passionnel” ou “drame familial”, et de reprendre, de façon plus neutre, le vocabulaire de la justice.
Le travail de journaliste de presse locale suppose un rapport différent aux victimes. Élodie Armand, fait-diversière à Cambrai, raconte qu’il lui est arrivé de rédiger un article en ayant le souci de protéger au maximum la victime, en ne dévoilant par exemple pas son lieu de résidence, mais pour “donner un peu de chaleur”, elle a mentionné son métier. Le lendemain, elle a reçu un appel de la femme qui lui explique qu’elle lui a gâché la vie : elle exerçait un métier rare, il était très facile de la reconnaître à partir de ce détail. “On a peu conscience quand on est journaliste à quel point un papier peut changer une vie, mais dans les faits divers, on prend le poids des mots en pleine face”, regrette-elle, “il faut toujours avoir en tête d’abord la sécurité de la personne”.
Sortir les violences conjugales des pages faits divers ?
L’autre particularité du métier de fait-diversier en presse locale, ce sont les contraintes de signes et de temps. Pour des journalistes engagés sur le sujet des violences conjugales comme Élodie Armand, cela peut être frustrant : “Même si je veux en parler plus, je suis soumise à l’actualité chaude, et les limites de temps et d’espace m’empêchent d’être dans l’analyse du problème.”
C’est avec le Grenelle, en fin d’année dernière, qu’elle a décidé de ne plus traiter les violences conjugales en tant que faits divers comme les autres : “La manière dont les journalistes peuvent participer, c’est en écrivant sur les aides qu’il est possible de trouver. Quand je parle de l’hébergement d’hommes violents à l’Emmaüs de Fontaine Notre Dame, c’est une autre façon de rappeler aux victimes qu’elles ne sont pas seules. C’est notre devoir de ne pas tomber dans les détails glauques qu’on entend au tribunal, et d’aller chercher les sujets autour des solutions.”
Une démarche que partage Élodie Rabé, pour qui “c’est un sujet qu’il ne faut pas traiter comme un fait divers classique mais comme un dossier de fond”.
Alice Marot
image d’illustration via @collage_feminicides_paris
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