La première difficulté pour les femmes victimes de violences conjugales est de se reconnaître en tant que telles et de porter plainte. Des psychologues et des avocates nordistes décryptent.
La ligne de front ne se trouve pas seulement au-delà des barricades, mais également sur le seuil de son domicile. Des menaces psychologiques, des violences physiques, des chantages économiques ou administratifs. Les violences conjugales ont plusieurs visages mais un seul facteur commun: la difficulté de se défendre et de porter plainte.
789 dossiers sur les 13 818 ouverts pour violences conjugales, soit 9% de toute la France. Ce sont les chiffres inquiétants des violences conjugales dans les Hauts-de-France en 2016, selon les statistiques recensées par le numéro vert 3919 – Violences femmes info – qui se base sur le nombre d’appels reçus annuellement (517 dans le Nord et 243 dans le Pas-de-Calais concernent des victimes féminines, 29 concernent des victimes masculines). Les Hauts-de-France seraient ainsi la troisième région française après l’Ile-de-France et l’Auvergne-Rhône-Alpes quant au nombre de victimes de violences conjugales.
Les hashtags #balancetonporc et #metoo ont rendu visible un phénomène social ancestral : le pouvoir des hommes sur les femmes. Ils ont également aidé les victimes à trouver du courage pour dénoncer les abus. Si aucune donnée chiffrée relative aux Hauts-de-France n’a à ce jour été publiée, le service statistique ministériel de la sécurité intérieure a toutefois enregistré en novembre 2017 une hausse de 30% des plaintes pour violence sexuelle au niveau national (4 207 plaintes contre 3 238 en novembre 2016, soit un ajout de 969 faits).
« Afin de survivre au stress et de se protéger, la victime débranche le cerveau du corps et le reconnecte lorsqu’elle se sent protégée. »
Mais pour les victimes, notamment au sein du couple, parler de leur agression et avoir recours à la justice reste difficile, quelle que soit la sphère sociale de la victime. À en croire les propos de l’actrice américaine Lucia Evans (qui déclare avoir été victime de violence de la part du producteur hollywoodien Harvey Weinstein), après avoir subi une violence, elle affirme avoir « rangé ça dans un coin de [sa] tête et fermé la porte à clé ». Cette réaction d’auto-défense est commune à toute victime de violence et relève de mécanismes psychologiques profonds, comme l’explique la psychologue lilloise Valérie Chemoul qui collabore avec l’association Louise Michel, basée à Villeneuve d’Ascq, qui vient en aide aux femmes victimes de violences conjugales : « Les violences se basent sur un mécanisme de domination laissant la victime dans une sphère de dépendance psychologique, sociale ou financière. Il s’agit d’un phénomène de dissociation suite à un fort traumatisme, qui relève de mécanismes neurobiologiques. Afin de survivre au stress et de se protéger, la victime débranche le cerveau du corps et le reconnecte lorsqu’elle se sent protégée. Ce processus peut prendre des années. » La première difficulté des victimes serait de dépasser ces processus psychologiques et de prendre conscience de son statut de victime.
La loi semble prendre en compte ce phénomène : les délais de prescription sont de 3 ans pour les coups et blessures et de 10 ans pour les viols aggravés à partir de la date où les violences ont été commises. « Souvent, les victimes d’abus n’ont conscience ni de subir des violations de la loi, ni du caractère aggravé des violences conjugales. Ou bien elle n’ont pas encore trouvé la force de dénoncer les abus. De ce fait, la loi considère cette possibilité », explique Abla Koumdadji, combative avocate lilloise spécialisée dans la défense des droits des femmes et qui figure parmi les auteures de l’ouvrage Les violences conjugales : le couple sous haute surveillance (Editions Cerf patrimoines, 2016).
Dans la sphère intime de la victime se joue une lutte féroce. « Souvent, les femmes n’osent pas dénoncer parce qu’elles ont honte, elles ne se reconnaissent pas en tant que victimes de violences conjugales, mais plutôt comme la cause même des maltraitances. Elles ne dénoncent pas car elles nourrissent souvent l’espoir que leur conjoint peut changer », argumente Julianne Sioun, militante du comité lillois de l’association Femmes Solidaires, qui donne des permanences juridiques quotidiennes. L’association se charge de la première écoute des victimes et les oriente vers des professionnels : « Nous encourageons les femmes à briser la honte, même si ce n’est pas simple : certaines prennent des années avant de démarrer les démarches juridiques », explique la militante. En ce moment, le comité de Femmes Solidaires de Lille s’occupe d’une vingtaine de cas de violences, harcèlements et violences sexuelles. Selon les chiffres récoltés par la préfecture du Nord, deux femmes par jour ont été reçues en moyenne pour violences conjugales par l’unité médico-judiciaire du CHR de Lille en 2016. « Dans les cas de violence, quel que soit son degré, l’agresseur brise notre intégrité physique, envahit et attaque nos sphères les plus sensibles, tout ce qu’on croyait intouchable », poursuit la psychologue Valérie Chemoul, qui s’occupe actuellement d’une trentaine de dossiers de femmes victimes d’agressions sexuelles et de violences conjugales.
« Il faut avoir la lucidité de produire des pièces médicales, de porter plainte ou déposer une main courante. »
Selon la loi, la preuve de la violence demeure à la charge de la victime : « Ce n’est pas toujours facile de démontrer les violences, d’autant plus s’il s’agit de violences conjugales », prévient Marie Cantegrit, avocate au barreau de Lille et spécialiste des violences conjugales: « La vraie difficulté est que les violences conjugales ont lieu dans les murs domestiques. Il est difficile d’en porter la preuve. Mais pas impossible : après avoir subi une violence, il faut avoir la lucidité de produire des pièces médicales, de porter plainte ou déposer une main courante pour que la réalité judiciaire colle avec la réalité sociale », continue l’avocate. Dans le département du Nord, 7 805 procédures pour violences faites aux femmes (y compris pour violences conjugales) ont été enregistrées entre janvier et septembre 2016.
Lorsqu’elle touche les femmes entre les murs de leur maison, découvrir et dénoncer la violence devient difficile, en raison de sa nature apparemment privée. Les meurtres de femmes par leur conjoint ont longtemps été considérés comme des « drames familiaux » ou des « crimes passionnels », tant par la presse que par la loi. Aussi, le code pénal français de 1810 intégrait parfaitement cette vision romanesque et héroïque du meurtre d’une femme accusée d’adultère : « Le meurtre commis par l’époux sur l’épouse, ou par celle-ci sur son époux, n’est pas excusable (…) Néanmoins, dans le cas d’adultère, prévu par l’article 336, le meurtre commis par l’époux sur son épouse, ainsi que sur le complice, à l’instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale, est excusable. » (art. 324). Il faudra attendre 1994 pour que cette conception du meurtre conjugal soit renversée et que l’identification de l’auteur du meurtre comme conjoint de la victime soit considéré comme une circonstance aggravante. Aujourd’hui, de plus en plus d’observateurs parlent de ces crimes en utilisant le terme « féminicide », pour définir le meurtre d’une femme en raison de son sexe et introduire la question dans le débat public.
Pour l’avocate lilloise Abla Koumdadji, l’enjeu est de taille : « Les violences conjugales ne relèvent pas de l’univers de la passion, ni de l’amour. Bien qu’elles aient lieu dans le périmètre du domicile, ces violences ne sont pas privées, elles nous regardent tous et sont bien des violences concernant la sphère publique. Il faut encourager les victimes à porter plainte pour casser la logique de l’impunité. »
Stefano LORUSSO