De 2007 à 2017, Cécile a vécu sous les insultes, les violences psychologiques et physiques de son compagnon. Optimiste et empathique, la jeune femme lui trouvait toutes les excuses, refusant de voir que cette relation la détruisait.
En dix ans, on peut connaître des joies. Avoir un enfant, le voir grandir. Quelques temps, Cécile a pu y goûter. En dix ans, Cécile a aussi dû survivre aux foudres d’un homme violent, jaloux maladif, qui l’a éloignée de ses proches et a exercé des violences contre elle et son fils. Aujourd’hui, elle clame comme une victoire ce qui ne devrait pas en être une : « Je ne suis pas morte ».
Chaque fois, son compagnon retournait la situation, se faisait passer pour la victime et menaçait de se suicider si elle ne lui revenait pas. « Pourquoi n’est-elle pas partie ? » entend-on souvent. Dans le cas de Cécile, c’est sa propre humanité qui l’a fait rester.
La jeune quarantenaire aux yeux noisette est assise devant une table de pique-nique, dans la cour de l’université de droit de Lille. Cette titulaire d’une maîtrise de sociologie suit en ce moment un diplôme multidisciplinaire consacré aux violences conjugales. Cours de droit civil et pénal, psychologie… « pour tenter de comprendre », dit-elle dans un souffle.
Récit, à la première personne, d’une situation d’emprise qui a duré dix ans.
Les débuts
« J’ai rencontré J. en 2007, à un concert de rock. Tout est allé très vite avec lui. Il voulait une relation stable rapidement et ça m’allait très bien. En moins de six mois, nous emménagions ensemble.
Mais il était d’une jalousie maladive. Il m’accusait de coucher avec tout le monde. Ne supportait pas qu’on me fasse des compliments. Je devais lui rendre constamment des comptes. Mais je me disais qu’il tenait à moi et voulait me garder pour lui. Sa jalousie me flattait presque.
Quand on se disputait, juste après, je recevais de très beaux cadeaux. On allait dans de grands restaurants, où il m’offrait entrée-plat-dessert. Nous nous sommes pacsés, j’ai eu droit à une magnifique bague.
J. a eu une enfance et une jeunesse difficiles, il a fait des tentatives de suicide. Quand on était ensemble, il a une fois essayé de se pendre avec une rallonge électrique.
Quand on se disputait à cette période, il était seulement dangereux pour lui-même. Il tapait dans les murs, se faisait mal. ‘‘On ne frappe pas une femme’’ disait-il. J’ai dû appeler plusieurs fois les urgences. Je voulais le sauver. Lui prouver, aussi, que toutes les femmes n’étaient pas des démons. »
La crise
« Les choses ont vraiment dégénéré trois ans plus tard, en 2009. À une soirée, une dispute a éclaté et il a plongé dans une colère noire. Je ne lui avais jamais vu ce regard. Il a tenté de m’étrangler. Il n’était pas maîtrisable. On a appelé le SAMU, les pompiers. Il est resté quelques heures aux urgences de Roubaix. C’était extrêmement violent de le voir comme ça. Même s’il avait levé la main sur moi, je ne l’ai pas quitté, j’étais simplement inquiète pour lui.
Quelques jours plus tard, il a tenté d’étrangler le chat. Il piquait des colères sous forme de crises violentes. Il a été hospitalisé quinze jours. Quand il est revenu chez nous, il a brûlé tous les documents concernant son passage à l’hôpital. J’ai à peine pu lire quelques mots : « comportement histrionique ». Cela consiste en un besoin maladif d’être au centre de l’attention, de séduire ou d’obtenir de la compassion. C’est bien lui.
En septembre 2009, il commence une thérapie, reçoit un traitement médicamenteux lourd. Il n’a assisté qu’à quelques séances de thérapie, puis n’y est plus retourné. »
La première gifle
« En 2010, je tombe enceinte. Il me fait arrêter mon travail, soi-disant ‘‘pour le bien-être de notre futur enfant’’. Au huitième mois de grossesse, rentrant d’une soirée arrosée avec ses amis, il refait une tentative de suicide. Il tente de se jeter du troisième étage de notre immeuble, je le retiens.
En 2011, notre fils Mattéo* nait. Un an plus tard, ce fût la première gifle. Pour une histoire d’argent. Il avait refusé que j’accepte un poste qui me plaisait beaucoup, tout en nous faisant clairement vivre au-dessus de nos moyens. Je ne travaillais pas et nous avions de grosses dettes. Il me gifle. Puis il appelle ma mère : « Je l’ai frappée, venez la chercher. »
Ma mère est venue, m’a récupérée, avec mon fils. Toute la nuit, J. m’a appelée. Il menaçait de se suicider. Alors, je suis rentrée. Ma mère et mes sœurs ne comprenaient pas. Elles ont commencé à se dire : ‘‘si elle revient à chaque fois, nous on ne peut rien faire, qu’elle se démerde.’’ » Je ne les ai plus vues pendant trois ans.
Après cette première gifle, je suis allée voir mon médecin traitant. Je voulais qu’il me fasse un certificat médical pour constater le coup. Il a refusé : ‘‘si c’est la première fois que ça arrive, ce n’est pas si grave’’ ».
L’engrenage
« En 2012, il me gifle pour la première fois devant notre bébé d’un an, en lui disant : « Maman, elle l’a mérité. »
A partir de là, c’était des bousculades récurrentes, ou bien il me secouait violemment. Rien de ce que je faisais n’était bien. Il criait sur moi pour des prétextes absurdes. Une fois, notre bébé était déjà endormi, à 19h, quand il est rentré du travail. Il m’a hurlé : « Tu l’as fait exprès ! Tu l’as couché tôt pour que je ne puisse pas le voir ! » Il me traitait de mauvaise mère, et l’a même dit à un encadrant de notre fils à la crèche.
À chaque fois, après chaque insulte, chaque violence, il se radoucissait. Un jour il me giflait, le lendemain il m’offrait une robe. Il pouvait avoir des moments de lucidité, où il disait vouloir s’en sortir, être malade mais qu’il pouvait changer. Je me suis toujours raccrochée à ça. Le sexe était devenu une marchandise pour avoir la paix.
Une fois, un entrepreneur est venu pour réparer la chaudière. Le soir, J. demande à notre fils de 2 ans : ‘‘alors, maman elle a embrassé sur la bouche le monsieur qui est venu à la maison ?’’ Le petit, un peu désorienté, a répondu oui sans trop comprendre la question. Là, ça a été la tempête.
En 2013, je trouve un travail. Chargée de promotion de la santé. Paradoxal pour quelqu’un dont la santé était aussi peu préservée. Mais ça a été une bouffée d’oxygène. »
De l’aide ?
« Je n’étais pas décidée à me trouver de l’aide, mais j’en voulais pour notre fils. En 2014, j’ai réussi à emmener J. et notre fils Mattéo dans un centre médico-psychologique. Nous avons rencontré une pédopsychiatre. J. a accaparé son attention pendant tout le rendez-vous. Elle a forcément vu qu’il y avait un problème. Mais elle n’a alerté personne car nous étions toujours en couple, alors ce ne devait pas être si grave.
La même année, il gifle notre fils de trois ans. Je n’ai pas su le protéger, il m’en a empêchée et je m’en veux toujours. À cette époque, j’étais au centre d’une toile d’araignée. Je n’avais pas d’échappatoire. J’encaissais coups, gifles, empoignades. Une fois, j’ai pris des photos de mes avant-bras et de mon dos. On y voyait distinctement des traces de coup. Et puis, j’ai eu très peur. « Je vais me faire démonter », je me suis dit. « C’est de ma faute, je l’ai surement cherché. Et personne ne me croira. » Comme en plus il fouillait régulièrement dans mon téléphone, par peur, j’ai tout supprimé.
À la même époque, j’ai proposé à J. une thérapie de couple. Un échec. La première rencontre a été formidable, il m’invite même au restaurant en sortant. Pendant le second et dernier rendez-vous, il s’emporte et m’insulte devant les deux thérapeutes du cabinet. Puis il n’est plus revenu aux séances. Les deux infirmiers, spécialisés en thérapie de couple me disent : ‘‘Si l’un des deux ne vient pas, on ne peut rien faire pour vous.’’ »
Séparations
« Nous sommes passé par plusieurs séparations, entre 2013 et 2016. À chaque fois, je revenais. Comme si j’avais oublié ce qui nous avait amené à rompre. En 2016, on s’est séparé une nouvelle fois. Pas à cause des violences. Mais parce qu’il voulait un deuxième enfant et qu’on n’arrivait pas à en avoir. Avec nos problèmes financiers en plus, on ne faisait que se disputer.
La séparation lui a vite pesé, alors il me harcelait au téléphone pour qu’on se remette ensemble. Il me disait qu’il dormait dans sa voiture par -7°. En fait, je l’ai appris plus tard, il dormait chez un copain.
Et puis il est rentré à la maison, on s’est remis ensemble. Il était le centre de mon monde, je me suis totalement oubliée. Puis, je suis tombée enceinte. À huit semaines de grossesse, j’étais seule à la maison quand j’ai réalisé que je perdais du sang. J’ai paniqué, j’ai senti que je perdais le bébé.
(Pour la première fois de l’entretien, la voix de Cécile se brise.)
J’ai appelé J. en pleurs, lui était en train de conduire. Il m’a dit : ‘‘T’as pas perdu le bébé, c’est faux. Je te crois pas. Et pourquoi tu me dis ça quand je suis au volant ? Tu veux me tuer, tu veux que j’ai un accident, c’est ça ? T’es vraiment qu’une conne !’’
Le lendemain de ma fausse couche, il a acheté un billet d’avion, un aller-simple pour le Portugal. Il avait ‘‘besoin de s’éloigner pour faire le point sur notre situation.’’ À partir de ce moment, il n’a fait que partir, revenir, partir, revenir. On s’est dépacsés en janvier 2017. Ça a été la séparation définitive. On ne vivait plus ensemble, lui restait chez sa mère. C’était moi qui m’occupais de notre fils.
Je lui propose une rencontre avec un médiateur familial, pour acter la garde de notre fils. Il refuse, puis vient finalement au rendez-vous, un samedi matin à 11h. Il sentait l’alcool. La séance n’a été qu’insultes et hurlements à mon encontre, si bien que le médiateur a mis fin à la séance en me souhaitant bon courage. »
Dimanche
« Et puis il y a eu ce fameux dimanche, le 19 février 2017. J’étais à la maison avec notre fils, au téléphone avec ma mère. Lui est arrivé comme une furie, avec un regard terrible. Il se jette sur moi : ‘‘Tu as séquestré Mattéo !’’, il hurle. Il me plaque contre le mur, m’étrangle. Ma mère est toujours au bout du fil. Mattéo avait 6 ans, il a tout entendu.
Lorsque les policiers arrivent, J. réussit à retourner la situation : ‘‘ce n’est qu’un problème de garde d’enfants’’ leur raconte-t-il. Ils étaient trois, ils ne sont même pas entrés dans la maison pour constater les dégâts.
Ma mère est venue me chercher, nous sommes allées aux urgences. On m’a donné quatre jours d’arrêt maladie dont deux jours d’ITT (interruption totale de travail).
En rentrant des urgences, ma mère m’accompagne à la gendarmerie. ‘‘On ne peut pas recueillir cette plainte, nous ne sommes pas votre gendarmerie de secteur’’ disent les hommes en uniforme. En fait, il est possible de porter plainte n’importe où en France, l’officier de gendarmerie ou de police a l’obligation de la recueillir. Mais beaucoup d’officiers pensent que c’est impossible. Je l’ai appris grâce au diplôme sur les violences conjugales, celui que je prépare en ce moment.
J’ai tout de même réussi à porter plainte, ensuite, dans un commissariat proche de chez moi. Je suis aussi allée à l’UMJ (unité médico-judiciaire), car mon certificat médical délivré par les urgences ‘‘ne valait rien’’, selon le policier qui m’a accueilli. Il lui fallait un certificat signé par un médecin légiste. À l’UMJ, comme aux Urgences, j’ai minimisé les faits qui m’étaient arrivé. J’étais encore sous l’emprise de J. (elle mime des rideaux qui se ferment devant ses yeux), je me disais : « Au fond, ce n’est au moins pas un mauvais père. »
Fête des pères
« J. est réapparu quatre mois plus tard. Mattéo ne l’avait pas vu depuis autant de temps, il a fondu en larmes quand il l’a aperçu. C’était le jour de la fête des pères, le 17 juin 2017. Il a déboulé, a dit vouloir passer la journée avec son fils. J’étais un peu abasourdie, je l’ai laissé partir. Quand Mattéo est rentré, il était sombre. Quelques jours plus tard, pendant que je lui donne le bain, il me dit : ‘‘T’as bien mérité que papa te tape. Il te donnera pas un sou.’’ J. lui avait complètement retourné la tête.
J’étais démunie. Et le centre médico-psychologique où Mattéo aurait pu aller voir une pédopsychiatre était fermé pendant les grandes vacances. Dans ces moments-là, on n’a plus personne vers qui se tourner. On est seuls. »
De l’aide
« Est arrivé le verdict pour l’épisode du dimanche 19 février : mesure alternative avec composition pénale, c’est-à-dire un stage de responsabilisation pour lui. Il avait reconnu les faits. On m’a accordé 1071 euros d’indemnisation, dont 200 euros au titre du préjudice moral. Le reste, plus de 800 euros, c’était pour couvrir les dommages matériels, la porte qu’il avait démolie.
Puis plus rien. Enfin, trois mois plus tard, je reçois une lettre, du type : ‘‘le procureur ne vous a pas oublié’’, on me propose de rencontrer une psychologue spécialiste de l’aide aux victimes. Trois mois plus tard.
Je voyais une assistance sociale du département pour mes problèmes d’argent. Il avait dilapidé beaucoup de notre argent et avait acheté une voiture à crédit, à nos deux noms, sans mon accord. J’étais venue voir l’assistante sociale pour parler de mes dettes, mais j’ai craqué et j’ai tout déballé.
J’avais demandé une garde alternée à la JAF (juge aux affaires familiales). L’assistante sociale m’a dit que j’étais folle de n’avoir demandé que ça et que j’aurais dû demander une ordonnance de protection.
Je suis retournée voir la juriste qui m’avait conseillée à l’époque. Elle travaille dans une association lilloise d’aide aux femmes. Elle m’a dit de réécrire au JAF pour lui préciser le contexte de violences conjugales et les événements graves qu’il m’étaient arrivés. J’étais étonnée : ‘‘Graves ? Mais je n’ai rien vécu de grave !’’ Je niais totalement les violences que j’avais subies. Encore à cette période, je lui trouvais des excuses. »
L’autorité parentale
« Entre juin 2017 et janvier 2018, les audiences auprès du JAF se succèdent. Tantôt J. ne vient pas, tantôt son avocate demande un report d’audience. Pendant plusieurs mois, j’allais aux rencontres avec le JAF sans avocat. Lui en avait un. Une assistante sociale de l’aide aux victimes me conseille vivement d’en prendre aussi. Elle s’emporte et ajoute : ‘‘j’en vois trop passer !’’ La phrase produit un électrochoc en moi. Ça résonne. À Lille, les avocats spécialistes des violences conjugales sont rares. Alors, je recontacte un avocat qui m’avait aidée il y a très longtemps sur un litige immobilier. Il prend l’affaire. Je lui ai vidé mon sac. Totalement. Et il m’a dit une phrase qui m’a fait du bien : ‘‘Je te crois.’’
Les procédures devant le JAF sont toujours en cours. J. n’a pas vu Mattéo depuis la fête des pères de 2017. En attendant, il a toujours son autorité parentale. Il a demandé à ce que soit stoppées ses séances de pédopsychiatrie en disait que la praticienne avait pris parti pour moi. S’il le voulait, il pourrait venir chercher Mattéo à l’école ou lui écrire. Mais il ne le fait pas. Il passe toujours par moi pour communiquer avec son fils. Je ne réponds plus à ses textos. »
Aujourd’hui
« Si j’avais été mieux accompagnée, peut-être que j’aurais pu mieux préparer ma plainte et que J. aurait été condamné plus sévèrement. J’en veux un peu à la justice. On ne m’a laissé qu’un tout petit espace pour donner ma version des faits. Alors que tout ce qu’il disait était pris pour argent comptant.
Je ne me considère pas comme une ‘‘femme battue’’. Mais ça m’a fracassée de l’intérieur.
Désormais, je me remets petit à petit. Je suis plus sereine et j’ai davantage confiance en moi qu’avant. Je veux témoigner sans anonymat car l’unique responsable, c’est lui. Lui seul devrait avoir honte, pas moi.
J’ai juste encore la crainte de le croiser. Qu’il m’agresse. Je sais qu’il pourra perdre ses moyens peu importe l’endroit où nous nous trouvons. Je ne peux plus aller jouer aux mêmes endroits avec Mattéo. J’ai aussi demandé à changer de logement.
Je dirais que je suis débarrassée de l’emprise de J. à 80%. Mais quand il dit quelque chose à son avocate, en audience aux affaires familiales, je me dis encore : “mais qu’est-ce qu’il veut ? qu’est-ce qu’il cherche ?” J’ai du mal à prendre du recul là-dessus. »
Demain
« Un compagnon ? (Elle ouvre des yeux ronds, comme si la question ne lui avait jamais effleuré l’esprit.)
Ah non, ah non. Je ne suis pas prête, même s’il me faudrait peut-être ça pour vraiment rompre l’emprise. (Elle laisse une pause.) Mais c’est vrai que Mattéo m’a parfois demandé quand est-ce que j’aurais un ‘‘nouvel amoureux’’. Il aimerait bien avoir une petite sœur ou un petit frère… ».
* Le prénom du fils de Cécile a été modifié.
Propos recueillis par Delphine Sitbon
Image à la une : CC0