Lorsqu’on parle de violences conjugales et d’associations, on pense à celles qui viennent en aide aux victimes, majoritairement des femmes. Mais dans les Hauts-de-France, l’association Solidarité Femmes Accueil (SOLFA) a fait le choix d’ouvrir un pôle d’un genre un peu particulier pour travailler avec les auteurs de violences conjugales : le Centre Clotaire.

Jeudi 24 mai. L’orage est tombé sur le Nord de la France un peu plus tôt dans l’après-midi. L’air est lourd. Pablo*, Georges*, Christophe* et Michel* ont pris place dans la salle où ils se retrouvent trois fois par semaine. Benjamin* ne viendra plus d’après les deux encadrantes : il a été jugé, est revenu une fois, puis a cessé de venir, sans donner de nouvelles. Nicolas* n’a pas pu venir aujourd’hui, pour des raisons personnelles. Les quatre autres hommes sont là. Posées sur une table placée à l’entrée de la salle, des photos. Chacun a dû en choisir deux, qui représentent ce vers quoi ils tendent. Des photos qu’ils aiment, qui les inspirent.

Séverine Lescoutre, éducatrice spécialisée, les invite à parler de ce qu’ils voient sur ces photos. Pablo prend la parole en premier**. Il évoque son couple, très fusionnel. D’après lui, cette façon de fonctionner est primordiale. Il l’a héritée de ses parents : « Chez nous on est fort famille, même mes parents. » Sur les deux photos qu’il a choisies, deux couples, enlacés ou très proches. A l’image de son propre couple, dans lequel tout est fait à deux. Appels, textos, discussions… Pablo et sa compagne sont perpétuellement en contact. Pour lui, la mesure d’éloignement*** est très difficile à vivre. A la fin de la séance, après le départ des autres participants, la psychologue Roxane Amyot lui fera remarquer que les deux photos qu’il a choisies représentent des couples très proches physiquement. Il « n’y avait pas fait attention« . Cette remarque le touchera et l’homme repartira en silence, le visage fermé.

Rentrer à la maison

Georges a choisi deux photos qui représentent non pas des couples, mais des familles heureuses. Interrogé sur son choix, il évoque l’envie de « retrouver la complicité qu’on avait avant : recommencer à discuter, à faire des sorties ensemble, à prendre les repas en même temps… » Après quelques temps loin de sa famille, cela fait trois semaines que Georges a pu rentrer chez lui****. « Ca se passe bien. En rentrant, j’ai voulu avoir une discussion avec ma femme et mes enfants, qui se sentaient coupables que j’ai été éloigné. Maintenant tout va mieux : on prend le petit dej’ ensemble. » Georges dit s’investir davantage dans la vie de la maison, auprès de son épouse : « Je fais la vaisselle, parce qu’avant c’est elle qui faisait tout. Mais c’est parce qu’elle ne me laissait rien faire ! » Depuis son retour, il dit réapprendre à vivre : « Il y avait des trucs que je n’avais pas fait depuis longtemps. Les courses par exemple, c’est tout bête, mais je ne les avais pas faites depuis quinze  ans. Ou aller au cinéma. La dernière fois que j’y étais allé, c’était avant la naissance mes enfants (qui sont adultes maintenant). » Il évoque les projets qu’il a pour sa famille et décrit une réalité presque idéale.

Roxane Amyot le met en garde : « Il faut faire attention. Ca se passe bien parce que vous venez de rentrer, mais les mauvaises habitudes peuvent revenir. » Il réplique : « Non, maintenant, si je vois que quelque chose ne va pas, je ne vais plus m’isoler. Le temps que j’ai passé tout seul au Home de Rosati [une structure d’hébergement pour hommes en mesure d’éloignement basée à Arras, ndlr] m’a fait beaucoup de bien. J’ai eu le temps de penser, tout seul, de me remettre en question… » Il laisse sa phrase en suspens, comme s’il n’osait pas prononcer les mots fatidiques : « J’ai changé« . Après quelques secondes, il affirme être conscient du chemin qu’il reste à faire. Il a décidé de se faire aider et d’aller voir un psychologue. La prochaine fois, il ira même avec son épouse, pour évoquer le retour à la maison. Pablo est intrigué et lui pose des questions sur cette démarche. Séverine Lescoutre reprend la parole pour demander à Georges s’il voulait conclure avec un mot. « Pour l’instant, il n’y a que du bien », dit-il en souriant.

« Ça me fait penser à la famille rêvée »

« Quelqu’un d’autre ? », demande Séverine Lescoutre. Silence dans la salle. Michel jette un coup d’oeil à Christophe, avant de baisser à nouveau les yeux, comme pour se faire oublier. Après quelques secondes, Christophe prend la parole d’une voix timide. Il montre au groupe la première photo qu’il a choisie, celle d’une famille souriante, composée d’une mère et de ses enfants : « J’ai choisi celle-là car elle représente ma famille, il y a exactement le même nombre d’enfants que dans la mienne. » L’absence du père sur la photo n’est pas anodine dans son choix : « Je me rends compte que j’avais ma famille avec moi mais que je n’étais pas vraiment avec eux. On ne passait pas beaucoup de temps ensemble. » Interrogé sur les raisons de son absence, il évoque son travail (il occupe un poste à responsabilité), les travaux dans sa maison, l’arrivée de leur dernier enfant (âgé de quelques mois)… Selon lui, il y avait quand même des bons moments, mais trop rares. Séverine Lescoutre lui demande ce qui est essentiel pour lui, ce qu’il veut retenir des moments passés avec sa famille. « C’est pas les moments ratés, c’est les bons moments. Mais je voudrais qu’il y en ait un peu plus, ou en tout cas de meilleure qualité. Avec le recul je me rends compte que quand je suis avec eux, j’ai toujours mon téléphone à côté ou bien je pense au boulot… Je ne suis pas vraiment là. » Il regarde à nouveau la photo qu’il a choisie. « Ca me fait penser à la famille rêvée. » Ses yeux pétillent. « J’aimerais vraiment le revivre. »

Il montre la deuxième photo et la décrit : « Là on voit que l’homme a une crise cardiaque et que la femme essaye de le sauver. » Séverine Lescoutre et Roxane Amyot s’échangent un regard interloqué. La photo représente en fait un homme endormi, sur lequel se penche une femme qui veut lui déposer un baiser sur le visage. Elles ne disent rien et laissent Christophe parler : « Pour moi, c’est un couple où l’autre est à l’écoute. Nous je pense qu’on se répondait un peu machinalement, mais qu’on n’écoutait pas l’autre, ce dont il avait besoin ou envie. C’est difficile l’écoute… » Michel fait remarquer à Christophe que la femme est surtout en train de sauver la vie de l’homme sur la photo. « Justement, si on s’écoute, on se sauve. » Roxane Amyot lui demande comment parvenir à créer l’écoute dans son couple. « Il faut créer les bonnes conditions, ne pas toujours rétorquer tout de suite. Je suis dans cette démarche là. Je ne demande qu’à être écouté et entendu. » Il marque une pause avant d’ajouter, conscient qu’il a oublié quelque chose : « Et à écouter ! » Après cet oubli, il coupe court à la suite de la conversation : « C’est tout. »

« Moi, je me reproche tout »

Michel, artisan, est visiblement venu directement après le travail. Il porte des habits tâchés et des chaussures de sécurité. C’est à son tour de prendre la parole. Sur la première photo, un père et son fils sourient. « C’est moi et mon garçon. » Michel est le père d’un jeune garçon, encore à l’école primaire. Son fils est placé en famille d’accueil et Michel ne le voit que 2 heures tous les 15 jours. Depuis quelques mois, il n’est plus autorisé à le voir, à cause de l’épisode violent qui l’a amené au Centre Clotaire. Une situation qu’il supporte mal : « C’est de la faute de l’assistance sociale, elle pense que je peux être dangereux pour mon fils. Elle lui a retourné le crâne, maintenant c’est lui qui ne veut plus me voir. » Michel vit dans l’attente de deux jugements : un pour les faits de violence qui lui sont reprochés et un autre pour avoir le droit de voir son fils quelques heures de plus par mois. Mais il n’a pas grand espoir. Il culpabilise de la situation de son enfant : « Moi, je me reproche tout. Qu’il m’ait été enlevé, que ça n’ait pas marché avec mon ex… C’est parti en couilles, c’est de ma faute, je le sais. » Il regarde la photo qu’il a choisie puis lâche, l’air morose : « J’avance pas en fait, je recule. »

Après ces révélations, il montre la deuxième photo. Celle d’un couple qui sourit poliment. « Et puis le couple, voilà, on était bien. » Il s’arrête là. Pas d’autre remarque, pas d’analyse, pas d’explication. Il dit être passé à autre chose et envisage déjà l’avenir : « J’aimerais bien retrouver une femme avec qui je m’entends bien, une femme qui me comprenne. » Pour y arriver, il dit avoir fait un effort majeur : « Ca fait six mois que j’ai rien bu », dit-il avec fierté.

« Autre chose ? », demande Séverine Lescoutre au groupe. Michel reprend la parole : « Moi je n’aime pas trop parler de mon couple comme ça. Encore moins de mon fils. » Elle lui fait remarquer que c’est la raison pour laquelle il est ici. « Oui mais j’ai l’impression que c’est plus facile pour les autres. » Roxane Amyot intervient : « C’est important de parler de ce qui vous tracasse quand même. Vous en parlez à quelqu’un à l’extérieur ? – A personne. – C’est pour ça, c’est peut-être bien que vous puissiez en parler ici. » Il hausse les épaules. « Le thème de demain ce sera la parentalité. Je vous le dis pour que vous puissiez vous y préparer. » Michel fait la moue et laisse échapper un « Oh non ! ». Roxane Amyot lui rétorque : « Ah bah oui, il faut y passer. » Tous se lèvent et quittent la salle en reposant les photos qu’ils avaient choisies sur la table de l’entrée. Sur les images, uniquement des couples et des familles heureuses et soudées. Eux n’ont plus cette chance.

Matilde MESLIN

 

* Les prénoms ont été changés pour protéger l’identité des personnes.

** L’intégralité des propos de Pablo ne sont pas retranscrits dans l’article car la journaliste n’a pas pu assister aux premières minutes de la séance, pour des raisons indépendantes de sa volonté.

*** Pablo est logé au Home des Rosati [une structure d’hébergement pour hommes en mesure d’éloignement basée à Arras, ndlr] pour plusieurs mois, sur décision de justice, et il a interdiction d’entrer en contact de quelque manière que ce soit avec sa compagne.

**** Georges séjournait également au Home de Rosatis, où il partageait sa chambre avec Pablo. Il n’avait pas d’interdiction d’entrer en contact avec son épouse.

 

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