Sylvie Cromer est maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Lille Droit et Santé. Cette chercheuse associée à l’Ined* a travaillé sur l’enquête VIRAGE, qui étudie les violences et rapports de genre. De la reconnaissance du viol conjugal en 1990 au mouvement #MeToo, Sylvie Cromer passe à la loupe les violences conjugales.

Rompre l’emprise : Qu’est-ce que la sociologie nous apprend sur les violences conjugales ?

Sylvie Cromer : Ce n’est pas un problème psychologique, même si certains hommes auteurs de violences conjugales peuvent en avoir. Ce n’est pas non plus un problème culturel. C’est un problème de rapport de domination, d’inégalités entre les hommes et les femmes. Si c’était juste le fait de quelques individus, alors ce ne serait pas un phénomène aussi massif. Il y a quand même une femme sur dix en couple qui connait des situations de violences conjugales. On est donc obligé de s’interroger sur l’origine des violences. Elles prennent racine dans les rapports inégalitaires entre femmes et hommes. Quand j’étais une jeune femme, il n’y avait pas de loi sur le viol et le viol dans le couple n’était pas reconnu. Cela contribue à renforcer l’idée que certaines violences seraient normales. Il a fallu attendre un arrêt de la Cour de cassation en 1990 pour que le viol conjugal soit reconnu.

Comment expliquer que ce processus ait été si long ?

C’est un long cheminement. C’est dans les années soixante-dix que des femmes et des hommes revendiquent la libre disposition de leur corps, notamment pour l’accès à la contraception, le droit à l’avortement et aussi pour la dénonciation du viol. Il y aura ensuite la loi sur le divorce par consentement mutuel. A partir de là,  des associations se mettent en place en France pour écouter et orienter les femmes victimes de violences. En 1985, le Collectif féministe contre le viol est créé, puis Solidarité Femmes. Finalement, c’est un mouvement assez récent. Il faut attendre 2000 pour qu’il y ait la première enquête nationale contre les violences faites aux femmes en France. On a enfin des politiques publiques qui commencent à se construire. Mais toutes ces connaissances sur les violences sont restées dans la sphère des militants et des spécialistes. C’est pour cela que les mouvements #MeToo et #Balancetonporc ont pris de l’ampleur.

C’est-à-dire ?

Comme les médias n’ont pas arrêté de couvrir le phénomène, une plus large part de la population a réellement pris conscience de l’ampleur de ces violences. C’est très récent car il y a encore l’idée que les violences sont liées à certaines populations, aux pauvres ou aux étrangers, ou que ce sont des faits divers. On ne met pas en cause les rapports inégalitaires. Pourtant, les instances internationales comme l’ONU expliquent les violences conjugales comme étant liées aux rapports inégalitaires entre femmes et hommes. Pour que les médias prennent tout cela en compte, il faut qu’ils soient formés sur le sujet. Ce n’est pas un phénomène marginal. Quand on dit dans la presse «Le violeur des balcons», c’est un euphémisme. Ce ne sont pas les balcons qu’on viole, mais les femmes à l’intérieur. Ces mots minimisent la violence. C’est une question d’éducation, de sensibilisation. En ce sens, le mouvement #MeToo est très important pour que la connaissance déborde le milieu spécialisé et le milieu militant.

On parle beaucoup dans les médias de « libération de la parole », êtes-vous d’accord avec ce terme ?

Je me méfie de cette expression, ce n’est pas comme si les femmes n’avaient jamais parlé. Dire que les femmes parlent maintenant, c’est encore une forme de culpabilisation. Elles ont toujours parlé, notamment aux associations, depuis les années 70.  Il y a eu beaucoup de témoignages et c’est cela qui nous a aidé à comprendre le phénomène. Mais je pense que le mouvement #MeToo est un événement historique. Plus de monde est sensibilisé. Je condamne l’expression mais je ne dis pas que le mouvement n’est pas important. Seulement, quand on réinterprète l’histoire, c’est dangereux.

Malgré l’ampleur du phénomène, il y a peu de condamnations d’auteurs de violences conjugales. Est-ce que les femmes n’osent pas porter plainte ?

Les plaintes sont très nombreuses, y compris pour viols conjugaux. Mais effectivement, tout le monde ne porte pas plainte. D’une manière générale, les milieux populaires le font davantage que les autres milieux sociaux. Il y a deux hypothèses. La première c’est que les milieux populaires sont plus contrôlés par les services sociaux, ce qui peut faciliter le dépôt de plainte, et les milieux aisés peuvent aussi avoir peur du « quand dira-t-on ». Deuxièmement, les femmes issues de milieux plus aisés connaissent les difficultés de la justice. Elles ont peut-être également d’autres voies pour obtenir justice, en négociant des séparations par exemple. Certaines femmes hésitent aussi à dénoncer car elles ont peur que cela déclenche plus de violences.

Mais le problème, c’est aussi les condamnations. La première question est de savoir si les plaintes sont correctement prises par la gendarmerie ou la police. On n’a pas réellement les moyens de le savoir. Et quand elles sont dénoncées, les violences sont-elles suffisamment punies ? Si je me base sur l’étude faite sur les viols dans la juridiction de Lille, il y a beaucoup de déclarations de viols conjugaux et beaucoup ne sont pas punis. Pourquoi ? Les plaintes sont souvent classées sans suites, parfois parce que les deux personnes se séparent et qu’il n’y a pas de risque d’autres violences. Mais on a vu des cas où des femmes étaient victimes depuis longtemps de violences conjugales, même de terrorisme conjugal, et leurs maris n’ont pas été poursuivis. Ça interroge la politique pénale. Il y a toute la question de la formation de la police, de la justice et des magistrats pour la gestion de ces dossiers. Il y a des référents désormais dans les commissariats, dans les gendarmeries, les choses évoluent. Mais malgré ces efforts, les violences conjugales ne sont souvent pas assez punies.

*Ined : Institut national d’études démographiques

Propos recueillis par Laura ANDRIEU

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