Le département du Nord protège environ 20 000 enfants en situation ou en risque de danger. En première ligne, les agents de la protection de l’enfance sont chargés d’évaluer les situations de chacun et de les rapporter aux juges des enfants. Mais comment prendre en charge un enfant victime d’inceste ? Caroline Dubreil, cheffe de projet « Besoins fondamentaux de l’enfant », sous l’égide de la Direction “Enfant, Famille, Jeunesse”, du département du Nord, fait le point sur les connaissances actuelles en la matière.
Y a-t-il une prise en charge spécifique pour les victimes d’inceste ?
Actuellement, il existe des réponses, notamment au sein des Centres Médico-psychologiques (CMP). Mais le niveau d’expertise requis pour permettre à un enfant victime de ces violences d’entamer un chemin de résilience, peu de professionnels les ont au niveau national. Quand je parle d’un chemin de résilience, ça n’est pas juste sortir des comportements de détresse. C’est lui redonner la capacité d’aimer, d’avoir confiance en lui, de lui rendre la faculté d’étudier.. Ça n’est pas un souci de moyens, mais de transfert de connaissances. De notre côté,on s’intéresse à ce qu’on appelle le trauma informed care : les stratégies thérapeutiques mises en place pour gérer les traumatismes développementaux complexes violences sexuelles et psychologiques.
Qu’est-ce qui différencie cette stratégie du trauma informed care du reste des solutions actuellement proposées ?
Comme le traumatisme est relationnel, il faut réparer la confiance de l’enfant concernant les relations quotidiennes . Il y a des choses basiques qu’on ne peut pas se permettre avec une personne qui présente un tel traumatisme… parce que de toutes petites choses du quotidien, des attitudes des caregivers peuvent déclencher des reviviscences traumatiques. Ces derniers doivent être formés. Le trauma informed care, c’est la nounou qui sait utiliser une voix douce et un visage ouvert face à un enfant en crise, qui utilise des outils précis comme la méditation ou la cohérence cardiaque. C’est demander à l’enfant : « Qu’est-ce qui te fait du bien ? Si c’est aller te réfugier sous une tente dans ta chambre, alors on va la construire ensemble et tu iras quand tu en ressentiras le besoin. Même si c’est au milieu du repas et que normalement, on ne fait pas ça chez moi ». Parce que c’est peut-être pendant ces moments que l’agresseur touchait l’enfant sous la table et que le simple fait d’avoir ce repas relance le traumatisme.
En quoi les violences sexuelles intrafamiliales sont-elles les plus graves pour l’enfant ?
C’est scientifiquement prouvé. Elles ne sont pas forcément perpétrées par les parents. Ça peut être la famille d’accueil, ou bien l’éducateur. En fait, toute personne qui occupe, pour l’enfant, la place de caregiver. Celui sur qui il peut se reposer, en qui il a confiance et qui fait partie de son cercle relationnel le plus proche. Si cette personne commet ces violences, les dégâts développementaux sont énormes. Ils sont caractérisés par le fait que, chez l’enfant victime, les stratégies de régulation biologiques du stress se trouvent altérées. Le dérangement de la régulation hormonal de ce stress touche le corps, les poumons, le foie, les reins.. Tout ça crée du stress toxique en pleine période de développement.
En plus de l’impact psychologique, ces traumatismes ont donc un effet biologique sur le corps ?
Pour bien comprendre, il faut savoir que, lorsqu’on est soumis à un événement traumatique, notre corps sécrète des molécules proches de la morphine et de la kétamine, de puissants anesthésiants. C’est pour ça qu’on a déjà vu des personnes se blesser très gravement et rester pourtant très calme, comme sédatée. Le corps s’auto-anesthésie pour éviter l’arrêt cardiaque. Pendant une agression sexuelle, c’est pareil. On a la sidération traumatique et la dissociation qui permettent de ne plus rien sentir. Mais si ces agressions sont fréquentes, régulières, alors le cerveau de la victime baigne dans ces hormones. Ça produit un effet d’accoutumance et de dépendance qui fait que les enfants vont se ré-exposer à des situations similaires. C’est là qu’arrivent ces comportements de détresse comme la conduite prostitutionnelle ou auto-agressive comme les scarifications. Et comme toute dépendance, les quantités vont augmenter. Un enfant va se faire une entaille, puis deux, puis trois..
Donc, pour résumer, on sait comment accompagner ces enfants, mais il faut le temps qu’on apprenne à le faire sur le terrain…
On trouve des personnes formées dans les Centres de ressources sur le psychotraumatisme ou en libéral. Mais sur ce deuxième point, il faut financer les séances. Au département, on finance ces prises en charge pour un certain nombre d’enfants, mais peut-être pour 1000 enfants sur 10 000. On veut développer le trauma informed care, et on a l’argent. On s’est tourné vers une équipe canadienne, mais ils sont très sollicités, alors on s’est mis dans la file d’attente. Il y a un principe en science, l’implementation gap, qui dit qu’entre le moment où les connaissances scientifiques sont sûres et celui où elles sont en place sur le terrain, il se passe 15 ans. On travaille à la réduction de ce délai. Le fait est qu’on sait quoi offrir à ces enfants, mais le temps de former tout le monde, il se passera 10 ou 15 ans. Nous n’en sommes qu’au début.
Propos recueillis par Jordan Lachaux
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