Dans 40% des cas, les violences conjugales débutent au moment d’une grossesse, d’après une étude canadienne menée en 1993 (1). Et pour les violences déjà existantes, celles-ci s’aggravent à l’arrivée d’un enfant. Rencontres avec des sages-femmes, médecins et psychologues en première ligne face à la prise en charge de ces victimes particulièrement vulnérables.

Bozena Réant, conseillère conjugale du centre de Protection maternelle et infantile (PMI) de Lille rue de Valmy, raconte d’une voix calme : « j’ai vu des hommes changer de comportement : quelqu’un va prendre leur place, ils sentent que leur compagne leur échappe ». Cette psychologue de formation accompagne chacune des patientes enceintes qui pousse la porte du centre, une sorte de container blanc posé au fond d’une cour carrée. Un endroit où toutes peuvent rencontrer une sage-femme et un gynécologue, sans avance de frais. Au début d’un suivi de grossesse néanmoins, passage obligé dans le bureau de Bozena. « Comment va le couple ? », demande-t-elle systématiquement à la femme enceinte qui se trouve en face d’elle. Sa mission est de savoir dans quel contexte le bébé va naître. « Il a besoin de nourriture affective », continue-t-elle pour souligner l’intérêt de son travail. Outre des troubles psychologiques lourds à supporter, les femmes victimes de violences ont des risques significativement plus élevés de développer des pathologies obstétricales, et de donner naissance à un enfant prématuré (jusqu’à 37%, contre moins de 10% en temps normal selon une étude américaine (2)).

Mais la grossesse est aussi le moment où les violences sont les mieux repérées car les consultations sont régulières, et la confiance s’instaure. Encore faut-il que les soignants sachent rapidement détecter les situations de danger, étant donné que les victimes sont dans une position de grande vulnérabilité. 

L’article 51 de la loi du 4 août 2014 est claire : « la formation initiale et continue des médecins, des personnels médicaux et paramédicaux […] comporte une formation sur les violences intrafamiliales, les violences faites aux femmes ainsi que sur les mécanismes d’emprise psychologique ». C’est dans le cadre de la promulgation de ce texte que la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences (MIPROF) a défini un plan national de formation des professionnels de santé. Mais, comme le précise la conseillère technique Florence Rollet, « nous développons des outils de bonnes pratiques pour la prise en charge des victimes. Maintenant, c’est aux professionnels de s’en emparer. Nous, nous donnons juste l’impulsion de la politique de leur formation »

Des sages-femmes préparées grâce à des outils mis en place par la Miprof

Concernant les violences conjugales auxquelles peuvent être exposées les femmes enceintes, la Miprof s’est concentrée sur la diffusion de ses outils auprès des sages-femmes, qui disposent depuis 2015 d’un enseignement spécifique dans leur cursus initial. Ce n’est pas le cas en revanche du parcours universitaire des médecins gynécologues-obstétriciens, ce que regrette le Dr. Anastasia Chudzinski à la maternité de Roubaix : « J’ai moi-même organisé une formation pour mon service il y a deux ans. Il fallait sensibiliser du monde, car seules les sages-femmes récemment diplômées avaient suivi des cours sur les violences conjugales. »  

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Le kit « Élisa » de la Miprof, qui comprend un court-métrage et un guide explicatif, est donc élaboré spécialement pour les sages-femmes, et traite en particulier des violences sexuelles. Y sont déclinés toutes sortes de conseils pour faire parler, écouter et comprendre une victime. « Il y a des questions à poser impérativement, même aux urgences », détaille Sandrine Brame, vice-présidente de l’Ordre des Sages-femmes. « Une patiente, venue pour des saignements inhabituels a ainsi avoué seulement à la fin d’une consultation avoir été poussée dans les escaliers, uniquement lorsque la question des violences lui a été posée. »

Les sages-femmes savent ensuite orienter vers des structures psychologiques et sociales adaptées. Celles du centre de PMI peuvent également se rendre au domicile d’une patiente, à la demande de n’importe quel soignant de n’importe quelle structure hospitalière qui suspecte un danger. Elles prétextent alors une visite de contrôle urgente à réaliser. « Évidemment, ces outils sont à décliner localement, c’est pour ça que la Miprof a formé des référents chargés d’adapter ces enseignements à un territoire donné, explique Sandrine Brame. Il faut même que ce soit très local ! Entre Lille et Lens, les CHU fonctionnent de manière différente, et l’implication des travailleurs sociaux n’est pas la même… »

Le déploiement des outils de la Miprof est donc délicat à mettre en oeuvre. D’autant plus que les réseaux de périnatalité départementaux existants doivent désormais, sur ordre de l’État, fusionner pour n’en former qu’un seul pour une région (« Oréhane » pour les Hauts-de-France, qui se structure en ce moment-même). 

Quoiqu’il en soit, les efforts fournis pour la formation des sages-femmes sont bienvenus. « Dans ma carrière, j’ai manqué cruellement d’un besoin d’être guidée et épaulée pour faire face à ce genre de situation », constate Martine Macron, ancienne sage-femme roubaisienne en hôpital, à la retraite depuis une dizaine d’années. Lorsque l’une de ses patientes s’était enfuie de son domicile pour échapper à son mari, Martine n’avait eu d’autre choix que de l’héberger à la maternité pour « grossesse pathologique », et de la laisser repartir quelques jours après, « car un lit coût 1500 euros la nuit ». Aujourd’hui, outre le développement d’un tissu associatif spécialisé, un signalement à la police est possible en cas de danger imminent, justifié par la vulnérabilité dans laquelle se trouve une femme enceinte.  

Une nécessaire collaboration de l’ensemble du personnel concerné autour de la victime

L’accompagnement des patientes victimes de violences ne repose pas uniquement sur les sages-femmes. « Notre force, c’est la cohésion du personnel soignant. C’est très important, surtout pour moi qui exerce en libéral : je travaille toujours en lien avec le gynécologue, l’hôpital et le médecin généraliste », explique Christine Ribet, sage-femme dans le centre de Lille. 

Au centre de PMI, le trio gagnant est celui de l’assistance sociale, qui fait le lien avec les associations et aide « matériellement » la victime dans ses démarches, la sage-femme et la conseillère conjugale. Selon Bozena Réant, « il faut que la prise en charge soit globale, et tenir compte du ressenti de chaque soignant vis-à-vis de la patiente ». Autre point positif de cet accompagnement collaboratif : la victime se sent moins seule. « La solution, c’est de multiplier les contacts, reprend Bozena, pour rompre l’isolement ».

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Un élément majeur dont dispose le personnel soignant pour aider une victime, et sur lequel la Miprof insiste beaucoup, est le certificat médical. Celui-ci constitue une preuve écrite des violences, sous forme de témoignage de la victime recueilli par un médecin, une infirmière ou une sage-femme. Il est notamment utile pour demander l’ordonnance de protection.  Le juge peut ainsi statuer sur la vraisemblance des violences et du danger à partir, entre autre, de ce document, sans exiger de dépôt de plainte. Néanmoins, ce certificat n’est remis au magistrat qu’à la demande de la patiente. 

« Il ne s’agit donc pas d’une levée du secret professionnel », insiste Florence Rollet de la Miprof. « Certains praticiens ont du mal à le comprendre, se désole Sandrine Brame de l’Ordre des Sages-femmes. Ils ont peur que ce certificat, utile à la justice, ne se retourne contre eux dans le cadre d’une enquête ou d’un procès »

Autre inquiétude du personnel soignant : quelle solution d’hébergement proposer à une femme enceinte en danger chez elle ? Bozena Réant regrette « que ce soit la plainte qui fasse la victime », indispensable pour se séparer durablement de son conjoint, et trouver un logement viable sur le long terme. Car en effet, pour qu’une demande en logement social soit reconnue comme urgente et prioritaire, un dépôt de plainte est nécessaire. Et cette plainte est d’autant plus délicate à déposer lorsque le déplacement au commissariat est difficile, en période de grossesse, sans l’aide du conjoint. Le Dr Anastasia Chudzinski a résolu le problème en organisant la venue de policiers à l’hôpital. Une prise en charge globale de ces femmes au sein d’une même structure hospitalière serait ainsi l’idéal. Le CHU de Lille s’y attelle en ce moment même. Mais, « on attend toujours », sourit tristement Bozena.

Louise Sallé

(1) Stewart et Cecutti, “Physical abuse in pregnancy”, 1993. 

(2) Silverman J. G., Decker M. R., Reed E., Raj. A., “Intimate partner violence victimization prior to and during pregnancy among women residing in 26 U.S. states : Associations with maternal and neonatal health”, American Journal of Obstetrics and Gynecology, n°195, 140–148, 2006.

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