Les membres de l’unité médico-légale du centre hospitalier de Dunkerque font partie d’un engrenage assez complexe et méconnu. In primis aux yeux des victimes de violences, premières concernées par leur rayon d’action. L’équipe intervient dès la veille de leur dépôt de plainte et les accompagne jusqu’à leur reconstruction post-traumatisme. Éclairage à partir de partage d’expériences.
La profession de médecin légiste est souvent dépeinte, dans les séries télévisées américaines, de manière trompeuse. L’imaginaire du charmant docteur qui fait parler les cadavres dans son laboratoire et qui aide l’inspecteur à résoudre des affaires de meurtres, en s’armant de preuves scientifiques, ne correspond pas exactement à la réalité.
Certes, la blouse blanche reste, mais « un légiste, ce n’est pas le médecin des morts. C’est celui des violences ». Cédric Houssaye, docteur et chef de service en charge de l’unité médico-légale du Centre hospitalier de Dunkerque, répète souvent ce constat. Son quotidien, ce sont les vivants. Il est l’interface entre trois sphères professionnelles communicantes : la justice, le médical et le médico-social.
Le médecin des violences
Depuis juin 2010, ce nordiste d’adoption arrivé de la région parisienne reçoit presque tous les jours des victimes ayant porté plainte pour violences. Il évalue soigneusement leurs coups et blessures. Le plus souvent, il a entre les mains des cas de violences conjugales. Les patient(e)s lui sont envoyé(e)s par la police et la gendarmerie. Il intervient directement dans le processus de dépôt de plainte : ses constatations médicales sont indispensables pour que les juges puissent déterminer la gravité des peines judiciaires à infliger à l’agresseur.
Dans la mallette qu’il a sur lui en permanence pour être prêt en toutes circonstances et à tous les déplacements, tout est bien rangé. Lors de l’examen de routine, il doit pouvoir faire des prélèvements. Tous les instruments servant à mesurer les lésions présentes sur le corps doivent être là. La prise de photo des traumatismes et des ecchymoses est également essentielle, puisque, comme le docteur le souligne, « à partir des lésions, on peut parfois déterminer l’objet qui a servi à porter les coups : mains, lacets de chaussures, boucle de ceinture, antenne de voiture, semelles… ». Tous ces éléments sont précieux pour constituer un dossier solide. Mais il est extrêmement important d’agir rapidement : les preuves peuvent disparaître d’une semaine à l’autre, sans laisser de traces.
Délocalisation de l’examen en gendarmerie
Deux fois par semaine, les mardis et jeudis matin, les consultations de ce légiste et de son collègue, le docteur Hervé Lourdel, se font à l’hôpital d’Hazebrouck. Si une garde à vue est en court, ces dernières s’effectuent à l’hôpital de Dunkerque, avec leurs confrères des urgences : « On sait que souvent, dans un court délai, un coup de fil de la belle-famille peut tout faire basculer. C’est pour ça qu’on intervient aussi en dehors de l’hôpital en cas d’urgence », explique le docteur Houssaye. Mais pour des procédures extrêmement rapides, le légiste peut aussi délocaliser le premier examen dans les locaux de gendarmerie. Non sans plusieurs contraintes. En effet, ces bureaux ne disposent pas de table d’examen.
Se déplacer et aller à la rencontre des victimes est essentiel pour bien exercer cette profession : cela aide à les empêcher de faire marche arrière. Les victimes de violences conjugales éprouvent souvent certaines réticences, hésitent à se rendre loin pour des rendez-vous de constatations de coups, s’inquiètent de la préservation de leur anonymat. On peut les perdre facilement si on ne les reçoit pas dans des délais courts et à leurs conditions. La pression à laquelle elles sont soumises, notamment dans le cas des enquêtes de flagrance (où les policiers interviennent directement au domicile) peut également avoir une incidence.
Première consultation
Les rendez-vous sont sollicités par des officiers de police, selon l’urgence de la procédure. Lors de la première rencontre avec la victime, l’urgence est de déterminer s’il y a une nécessité de prise en charge médicale globale, donc s’il faut la réorienter vers un service médical de proximité. Dans ce cas-là, le médecin légiste lui adresse des soins et un complément d’investigation d’imagerie s’il suspecte des fractures.
Après avoir visionné les radios, le médecin légiste peut fixer et valider un nombre de jours d’ITT (Interruption temporaire de travail) : « Il s’agit de déterminer les conséquences des lésions en termes de gêne fonctionnelle, c’est-à-dire comprendre à quel point elles handicapent la victime », explique le docteur Houssaye.
Evaluation psychologique
Là où le travail du médecin s’arrête, celui du psychologue commence. Même si le rayon d’action reste limité : « Je ne suis pas dans la capacité d’évaluer, pendant une consultation qui dure à peu près une heure, si une agression a entrainé une incapacité du point de vue psychologique », explique le docteur Houssaye. « Je n’ai pas le temps d’aborder le vécu de la patiente, il va falloir qu’elle travaille avec un spécialiste en victimologie. »
Le légiste n’a ni le droit de faire un diagnostic ni de prescrire des médicaments. Il lui est accordé, pourtant, de conseiller la patiente et de suggérer si besoin une prise en charge psychologique : « Je peux décrire des symptômes à partir de ce que je constate : est-ce que la victime tremble et a peur d’être approchée ? Est-ce qu’elle a une envie manifeste de pleurer ? Est-ce qu’elle est taciturne ? Est-ce qu’elle montre des signes de dépression ? Si la réponse est oui, son cas est à revoir par un psychiatre expert, à court ou à long terme, sous réserve d’évolutions psychologiques. » Ces évolutions sont surveillées à distance, par la suite, par le légiste lui-même.
Etant l’un des premiers médecins à visiter les agressées, le médecin légiste est en mesure d’empêcher le développement de maladies chroniques et de symptômes liés à un état de stress post-traumatique. Une observation scrupuleuse de sa part peut sauver des vies : « On n’est pas des cartomanciens, bien évidemment », précise le docteur Houssaye. « Mais on connait les différentes phases post-traumatiques : du stress aigu avec des palpitations qui vont à 100 à l’heure, à la décompression, jusqu’à la stagnation. Et si on note des tendances négatives, qui risquent de s’ancrer dans la personne, on les signalent immédiatement. »
Le suivi médico-social
Lorsque l’état psychologique de la victime le nécessite, le docteur Houssaye et son collaborateur peuvent, en suivant les directives du ministère, orienter la patiente vers une association d’aide aux victimes et lui fixer des rendez-vous. Les contacts avec les assistants sociaux de l’unité d’accueil de l’hôpital sont à l’ordre du jour du légiste. Ce travail en partenariat peut faire la différence : « Un bon réseau qui communique bien permet d’accélérer la procédure, ce qui est déterminant pour la reconstruction de la victime. »
Il est question d’un suivi spécifique, selon les différents besoins, du point de vue social mais aussi économique, notamment pour trouver un hébergement d’urgence : « La loi dit que le mari violent doit partir mais la loi est souvent difficile à mettre en application. Souvent, les femmes préfèrent quitter leur foyer », raconte le docteur. « Il faut, à ce moment-là, les informer correctement par rapport à ce qu’elles vont devenir. De notre côté, on peut aussi faire hospitaliser pour un motif plus social que médical, pour dégonfler une situation compliquée à vivre. »
Rapport avec les victimes et contraintes annexes
Quand la victime arrive à la gendarmerie, elle est désorientée et entre dans un lieu qu’elle ne connaît pas. Pour la rassurer et l’aider à comprendre, les médecins légistes lui expliquent qu’elle a eu affaire à un homme malade et qu’elle n’est pas coupable. Les premières déclarations des victimes sont souvent confuses et il faut prendre le temps de les déchiffrer. Le docteur Houssaye et son collègue sont dans l’empathie, mais sont avant tout partisans du diagnostic vrai. Leur mission est de corréler les dires de la victime avec le bilan lésionnel : « Si une victime en rajoute, on est obligé de le noter, pour une question de neutralité », explique le docteur Houssaye. « Souvent, lorsque les victimes se déshabillent, elles commencent par dire : « Je ne peux pas faire ça! Là, c’est juste pour vous montrer » », continue-t-il, en s’autorisant un petit sourire.
Le même processus s’instaure et doit être respecté lorsque la victime nie les faits, ce qui arrive très souvent. Le docteur cite l’exemple de sa patiente la plus âgée : « Elle avait quatre-vingt-cinq ans et était avec un type depuis l’âge de seize ans, qui l’a toujours tapée. Elle n’a jamais sorti un mot méchant sur lui. Des cas comme ça, je peux en faire tout un carnet… » Mais l’examen médical est là pour clarifier les situations.
Le rôle du référent violences conjugales
L’hôpital de Dunkerque a intégré depuis un an et demi un poste de médecin référent en violences conjugales. Il a été créé suite à une directive ministérielle, inscrite dans le plan triennal de lutte contre les violences faites aux femmes : chaque service d’urgence, en France, doit désormais en avoir un. L’objectif est de faciliter le repérage et l’arrivée des victimes. Des taches qui étaient confiées, avant cette date, aux urgentistes du SAMU et à l’équipe de traumatologie.
Céline Vermersch a été formée directement au ministère, le temps d’une journée en juin 2017, pour exercer ce rôle. Depuis qu’elle a ces nouvelles responsabilités, elle travaille sur un protocole à utiliser pour simplifier la prise en charge des victimes. Elle le met sur pied conjointement avec le docteur Houssaye, des infirmières psychologues et différentes associations d’aide aux victimes.
Le docteur Vermersch reçoit toutes les femmes qui se présentent aux urgences, sans distinction. Statistiquement, une sur dix présentant des bleus ou des coups a porté plainte avant, mais c’est à elle de reconstruire l’histoire qui se cache derrière ces traces physiques. L’urgentiste, qui dispense aussi des cours à l’Université de Lille Droit et Santé, admet qu’il y a des problèmes d’organisation liés à son planning chargé : « Il est très compliqué de se coordonner avec les autres professionnels », explique-t-elle. « Il faut être vigilant, car il y a un grand travail de communication avec la victime derrière qu’on ne peut pas négliger. Il faut déterminer une façon de lui parler pour qu’elle puisse se confier. » Dans les faits, le docteur Vermersch doit périodiquement visiter les victimes et remettre un certificat médical. Mais elle se retrouve aussi régulièrement dans des situations délicates, où sa sensibilité se heurte à des contraintes professionnelles : « En consultation d’urgence, on ne peut pas régler un problème d’emprise. Certaines ont du mal à partir, d’autres ne sont pas prêtes à avouer… et nous, on ne peut pas les forcer. «
Mais la contrainte la plus difficile à accepter pour Céline Vermersch est le secret médical : « Légalement, j’ai le droit de signaler seulement les cas des violences sur mineurs ou ceux que j’estime vraiment à risque. En jargon médical, on parle de péril imminent. C’est quand, par exemple, je sais que la victime va rentrer chez elle et que son mari a une arme qu’il pourrait potentiellement utiliser pour lui faire du mal. Dans les autres situations, je me limite à les encourager et à leur donner un maximum de coordonnées, pour qu’elles puissent se tourner vers la bonne personne au moment où elles le souhaiteront. »
Martina MANNINI
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