Les hommes représenteraient 27% des cas de violences conjugales*. Leur parole est rare. Peur de la moquerie, de ne pas être crus… Rencontre avec l’un deux.
La table est toujours là. L’appartement n’est plus le même, les enfants ont grandi, mais cette table en bois au milieu de la cuisine n’a pas été remplacée. Elle a été témoin de tout et souvent du pire. « S’il y a eu des bons moments entre nous ? Très peu. Il faut que je réfléchisse mais de tête, je ne peux pas vous en citer. »
Dans l’appartement d’Alain** en banlieue de Lille, une odeur de propre flotte dans l’air. Sur le frigidaire, une photo de ses deux enfants sur laquelle il a écrit au stylo bille : « Je vous aime les enfants, papa. » Cet homme de 55 ans est cuisinier en milieu scolaire. Des cheveux blonds délavés encadrent un regard doux. Depuis 2009, il n’est plus avec sa femme : « C’est elle qui a demandé le divorce. Moi je n’étais pas heureux mais je ne l’aurais pas fait. Pour les enfants. » Deux garçons de 16 et 18 ans qui sont tout pour lui.
« Madame, il faut ouvrir à votre mari »
Alain est resté dix ans avec son ex-compagne, M. Ils se sont rencontrés chez sa sœur. M. avait presque 30 ans, lui tout juste un peu plus : « On s’est vu pendant quelques jours puis on s’est mis en ménage. » Il marque une pause. « Je crois qu’on s’est mis ensemble pour ne pas être seuls. C’était pas la passion. » Sur dix ans de vie commune et cinq ans de mariage, ils ont pratiquement toujours fait chambre à part.
« Elle a toujours été un petit peu agressive. Elle est scorpion », précise Alain, comme pour tout expliquer. « Mais c’est devenu vraiment dur à la naissance de notre deuxième enfant. Je crois qu’elle en avait marre de cette vie, qu’elle s’ennuyait. Pourtant je lui avais donné tout ce que je pouvais. Je travaillais, j’avais rénové la maison, on avait des enfants. »
« Je rentrais du travail, les enfants n’avaient pas mangé et elle sortait. Je ne savais pas où elle allait. » M. ne travaille pas, mais Alain et ses fils ne la voient pas beaucoup. Quand Théo** est tombé en vélo et qu’il a fallu l’emmener aux urgences, c’est son père qui l’a conduit, seul.
« D’abord, elle a été violente sur les objets. La télé tombait au sol. Elle a brûlé mon costume de mariage. Elle ne s’est jamais excusée. » Parfois, elle criait à Alain de « dégager » : « Elle m’a mis dehors alors que j’étais en caleçon. Il faisait très froid. Je me suis réfugié dans une cabine téléphonique et j’ai appelé mon neveu. Puis la police est venue m’aider. Ils sont allés voir ma femme en lui disant ‘‘Madame, il faut ouvrir à votre mari.’’ Et j’ai pu rentrer. » Après ces crises, Alain ne dit rien. Il laisse couler. Il est du signe astrologique du poisson.
« Elles ont été méchantes, c’est tout »
Alain encaisse insultes, brimades, bousculades. Il préfère subir que fuir et demeure persuadé que rester avec son épouse est le mieux pour ses enfants : « Mais à un moment, qu’elle soit là ou non ne changeait rien. Je ne la voyais plus et je ne ressentais plus ce qu’elle me faisait. » À cette période, il s’est scarifié les poignets.
Un jour, son neveu dont il est proche vient à la maison : « Il est reparti et là elle m’a disputé. Elle n’aimait pas que je le voie. Puis je suis allé m’occuper du petit de trois ans. Je l’avais dans les bras et il me dit : ‘‘Papa, ferme la porte, maman a un grand couteau dans les mains. » » La mère de sa femme était là aussi, comme souvent, chez eux. C’est elle qui lui a brisé une assiette sur le front. Il saignait, sa blessure à l’arcade sourcilière lui a valu trois jours d’ITT (Interruption temporaire de travail) : « Elles ont été méchantes, c’est tout », conclut-il.
Un ménage difficile
Il a voulu porter plainte. La police ne l’a pas cru. Un homme victime, une femme violente, c’est difficile à admettre : « Mais on ne peut pas être en colère contre ces gens-là », dit-il. Alain n’a pas de rancœur contre les policiers, ni contre personne d’ailleurs.
« Les enfants étaient presque toujours en pleurs. Elle n’était pas violente avec eux, mais très dure. » Une fois, elle a renversé une assiette de pâtes sur la tête du plus petit.
À ses collègues, les jours où il n’arrive pas à décocher un sourire, Alain précise qu’il a « un ménage difficile ». Puis ils se sont habitués à le voir arriver un peu plus ombrageux que d’habitude.
La famille a été suivie par la protection judiciaire de l’enfance. Une psychologue rencontrée là-bas l’a aidé à tenir et le divorce a été prononcé en 2009. Après une période de garde alternée, il a désormais la garde exclusive de ses deux enfants. Parfois, leur mère leur rend visite. Alain lui sert un café puis elle repart. Leurs relations se sont apaisées.
À la maison, on ne parle jamais des violences du passé. Même si leur fantôme est toujours présent, notamment dans les comportements de Théo, le plus grand : « Il garde tout pour lui mais il souffre », s’attriste son père. L’adolescent se lève tous les jours vers 15 heures et ne va plus au lycée : « Il a un peu le même caractère que sa mère parfois, et des accès de violences depuis qu’il est petit. » Quand Théo se met en colère, il bouscule son père. Celui-ci ne crie pas, ne réplique pas : « Il est bien plus fort que moi de toutes façons. » Alain change de pièce et laisse son fils se calmer. Il ne lui en veut pas le moins du monde. Au contraire. Alain culpabilise du mal-être de ses enfants, alors il cède à tous leurs caprices : « Je les ai trop gâtés, je le sais. Je leur ai acheté à chacun une Xbox. Mais il y a un ou deux ans, j’ai arrêté. Par exemple, si Victor me demande une PS4, il n’en aura pas une dès demain. »
Moins de larmes
Aujourd’hui, Alain va mieux. Il ne pleure plus lorsqu’il parle de cette période. Sa voix se brise seulement, discrètement, quand il parle de la peine dissimulée par ses fils. Mais à aucun moment l’homme ne parvient à penser à son bonheur à lui. Est-ce qu’il a des passions ? « Eh bien, je prends soin de la maison, je m’occupe des enfants. » Il aime bien jeter un œil à l’émission « Recherche appartement ou maison » en cuisinant aussi, c’est vrai. Il la regarde sur la petite télévision cathodique installée dans la cuisine. Seuls ses enfants profitent de l’écran plat qui trône dans le salon.
Alain se sent prêt pour rencontrer quelqu’un, mais pour l’instant, personne à l’horizon : « Il faut que ça vienne. » Alors, que peut-on lui souhaiter pour l’avenir ? « Que mes enfants soient heureux. »
Delphine SITBON
* : Chiffres de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, 2015.
** : Tous les prénoms ont été modifiés.