Pour la première fois en France, un diplôme universitaire propose des cours entièrement centrés sur les violences conjugales. Tous les vendredis depuis janvier, une dizaine d’étudiants découvrent à l’université de Lille Droit et Santé toutes les facettes de ce type de violences. Reportage.
Néons froids, plafond en placo, murs peints dans un violet incongru… Pas de doute, nous sommes bien à l’université. Ce vendredi matin, dans une petite salle sous-chauffée de la faculté de Lille Droit et Santé, six femmes sont assises devant leur cahier. Quelques châles sont déposés sur les épaules, histoire de grappiller un peu de chaleur.
« Céline est encore en garde à l’hôpital, elle arrivera plus tard, prévient Angélique, une étudiante. D’ailleurs, pendant qu’on est dans l’organisation, je dois partir à 16h, la garderie ferme et les grands-parents sont en week-end… » Ambiance détendue entre les étudiantes : « On s’en sort plus si les grands-parents se la coulent douce ! », s’amuse l’une d’elles. Des rires qui détonnent mais soulagent, avant d’aborder un sujet grave : les violences conjugales. Le diplôme qu’elles souhaitent obtenir, ouvert en septembre 2017, est unique en France. Droit, sociologie, psychologie… Chaque semaine ou presque, le thème et le professeur changent. L’objectif est qu’à la fin de l’année scolaire, le fléau des violences conjugales ait été documenté sous tous ses aspects.
Aujourd’hui, trois absents dont le seul garçon. L’audience restante est un peu particulière. Uniquement des femmes, plus âgées que la plupart des étudiants qui circulent dans le bâtiment. Surtout, chacune est liée à la problématique des violences conjugales. Par leur métier pour la plupart. Elles sont médecin urgentiste, psychanalyste, travailleuse sociale… régulièrement en contact avec des victimes. Cet ensemble de cours, qu’elles suivent de janvier à juin, leur permet d’être mieux armées face à ces situations.
Pour une seule de ces étudiantes, la raison de venir à Lille 2 en ce froid vendredi de mars est plus intime. Cécile le dit sans ambages : « J’ai personnellement souffert de violences conjugales. Je suis là pour tenter de comprendre. »
Le droit, longtemps sourd aux violences conjugales
Aujourd’hui, les étudiantes suivent un cours de droit pénal. Leur professeure du jour s’appelle Catherine Le Magueresse. Elle est l’ancienne secrétaire générale de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes, juste avant Marylin Baldeck : « C’est moi qui l’ai recrutée », précise-t-elle. Depuis, la juriste prépare une thèse de droit sur les violences conjugales. « Au Moyen-Age existait le « droit de correction » d’un homme sur sa femme. La femme battue « modérément » n’avait pas à se plaindre », commence-t-elle. L’histoire débute, celle de la prise en compte des violences conjugales par le droit au XIXe siècle.
Un arrêt de la Cour de cassation de 1839 est projeté au tableau. La professeure explique le point de vue de l’accusation, celui de la défense, les lois en vigueur à l’époque… dans cet arrêt qui constituera un premier pas vers la reconnaissance des violences sexuelles au sein du couple. « C’est la Cour de cassation de où ? », demande une des étudiantes, soucieuse d’être précise dans ses notes. Pédagogue, la juriste explique qu’il n’y a qu’une seule Cour de cassation en France.
« Il m’a fait “vous savez quoi”, qu’elles disaient »
Catherine Le Magueresse évoque ensuite les débats parlementaires qui ont abouti à la reconnaissance du viol conjugal, en 1980. Arlette, doyenne facétieuse des étudiantes présentes ce jour-là, est psychanalyste depuis l’année dernière. Avant cela, elle a travaillé dix-sept ans à la protection judiciaire de l’enfance, où elle a rencontré plusieurs victimes de violences conjugales parmi les parents : « À l’époque, avant tous ces débats, les femmes parlaient de viol conjugal de façon codée. “Il m’a fait hmm hmm” ou “vous savez quoi”, qu’elles disaient. » Catherine Le Magueresse y apporte son analyse : « Les rapports sexuels dans un mariage violent sont une stratégie d’évitement de tout le reste. Les femmes victimes ont intériorisé ce mécanisme : si subir un rapport sexuel leur permet d’éviter d’autres formes de violences, alors elles le feront. »
À la pause, Arlette explique avoir organisé deux journées de consultation gratuite à destination des femmes victimes de violences conjugales. Le profil de certaines d’entre elles l’a interpellée : « Les femmes des milieux aisés sont doublement bâillonnées. Elles appartiennent à un milieu favorisé alors on s’imagine qu’elles ont accès à toutes les aides. Mais une femme de médecin ne va pas vouloir rejoindre un centre d’hébergement collectif ! » La psychanalyste exerce depuis un an dans un secteur plutôt aisé de la métropole lilloise. Parmi ses patientes, plusieurs ont été victimes de violences par leur conjoint. Elle enchaine : « En fait, ces femmes sont souvent dans une situation d’emprise psychologique et financière, avec parfois beaucoup d’argent en jeu. Elles ont des belles voitures ou sont bien habillées, mais elles ne possèdent rien à elles. »
À l’hôpital, « rien n’est fait pour nous former »
Dans le couloir, Céline, urgentiste arrivée une heure après le début du cours, se réchauffe autour d’un café bien mérité. Elle est venue juste après sa garde, directement depuis l’hôpital de Dunkerque. Référente violences conjugales au sein de son service, la jeune femme a été prise au dépourvu lorsqu’elle est entrée en contact avec des associatifs : « Je ne connaissais même pas la différence entre une plainte et une main courante. On n’a reçu aucune formation. » Son CHR est en train d’écrire un protocole à suivre pour chaque femme susceptible d’être victime de violences conjugales : « Aux urgences, on est très pressés. Alors il faut vraiment standardiser la procédure pour pouvoir bien recevoir ces dames. »
Lorsque la session reprend, Catherine Le Magueresse évoque le livre Crie moins fort, les voisins vont t’entendre d’Erin Pizzey (1971). Beaucoup traduit, préfacé par Benoite Groult, l’ouvrage a eu une forte influence parmi les féministes des années 1970. Le livre à la couverture orange passe dans les rangs avant de servir de cale au rétroprojecteur.
La charismatique Catherine Le Magueresse, habituée à parler en public, sait tenir son auditoire en haleine. Elle parle avec les mains, tournent des pages imaginaires lorsqu’elle parle d’un long dossier. Ou se recroqueville vers un coin de bureau lorsqu’elle évoque les hommes américains, censés être terrorisés de monter dans un ascenseur avec une femme, par peur d’être accusés de harcèlement sexuel : « Une fausse information qu’on nous ressort à toutes les sauces », soupire-t-elle. L’ancienne associative parle aussi du temps où elle accompagnait des victimes au tribunal, pour illustrer ses propos par des brèves de prétoires.
Posters de Rambo et de Rocky
Lorsqu’émerge l’épineuse question de la formation des policiers pour recueillir une plainte, la discussion s’installe. Puis les retours d’expérience, analyses et observations laissent place en silence au témoignage de Cécile : « Lorsque je suis allée porter plainte en février 2017, il y avait partout au commissariat des posters de Rambo, de Rocky… Ça ne me mettait pas forcément en confiance. » Mais, plus tragique, Cécile se fait rabrouer car elle souhaite porter plainte dans un commissariat qui n’est pas dans le giron de son domicile. « C’est illégal, et c’est tout l’enjeu de la formation des policiers. Ils doivent savoir qu’ils sont dans l’obligation de prendre la plainte, peu importe le secteur géographique de la victime », enchaine Catherine Le Magueresse, atterrée.
La classe digresse sur l’affaire Cantat, le débat reprend. C’est toute la beauté de ce type de formations : voir des personnes passionnées, sensibilisées à un sujet, qui pourraient échanger des heures sur leurs expériences réciproques, complémentaires. Mais Catherine Le Magueresse regarde du coin de l’œil ses quelques pages imprimées. Il faudrait terminer ce qui est prévu pour aujourd’hui.
Contre toute attente, la journée de cours se termine avec quinze minutes d’avance. Sur les six étudiantes présentes aujourd’hui, une seule s’est vue payer cette formation par son employeur. Toutes les autres, médecin, travailleuse sociale du département…, ont financé les 1500€ que coûte la formation sur leurs deniers personnels. Comprendre le coût social des violences conjugales a donc un coût financier, une anomalie du système français.
Delphine SITBON