Il fait déjà chaud en ce vendredi matin d’avril. Au Point d’accès aux droits (PAD) de Saint-Nicolas-lez-Arras, les participants au groupe de responsabilisation aux violences conjugales vont arriver. Séverine Lescoutre, éducatrice spécialisée, va les accueillir. Elle les a déjà tous rencontrés lors d’entretiens individuels. « Ils sont cinq aujourd’hui, mais un sixième viendra la prochaine fois. » Dans le couloir, devant son bureau, les cinq hommes défilent un à un pour lui dire bonjour. Elle leur indique la salle où ils peuvent s’asseoir, au bout du couloir.
Georges*, la cinquantaine, fait immédiatement demi-tour et se précipite dans le bureau de Sévrine Lescoutre : « Le monsieur au fond il vient pour le groupe aussi ? » Elle lui répond que oui. « Ah. Parce que c’est mon collègue… » Il est gêné mais retourne quand même vers la salle. Son collègue, Benjamin*, lève la tête en le voyant entrer. Stupeur. « Toi aussi ? – Oui. – Le chef est au courant que tu es ici ? – Oui. Et toi ? – Oui, aussi. » Les deux hommes travaillent dans la fonction publique. Un trentenaire entre et salut Benjamin. « Vous vous connaissez ? », demande Séverine Lescoutre. « On était ensemble en garde à vue », répond Nicolas* qui vient d’arriver. Les deux derniers participants, Pablo* et Michel*, entrent et s’assoient autour de la longue table de réunion. Tous se regardent discrètement, avant de baisser les yeux à nouveau, en silence.
Une groupe de responsabilisation
Séverine Lescoutre est seule pour accueillir le groupe ce matin, exceptionnellement. Sa collègue, la psychologue Roxane Amyot, viendra dans l’après-midi. L’éducatrice spécialisée commence par présenter à chacun la structure SOLFA**, avant de passer au règlement intérieur. Interdiction de fumer ou de boire dans l’enceinte du PAD***, interdiction d’amener un animal de compagnie, obligation de respecter les intervenantes et d’éviter les violences verbales ou physiques envers quiconque. Elle leur présente ensuite le contrat d’engagement qu’ils auront le choix de signer ou non à la fin de la journée. Il engage les participants à s’investir dans le groupe. S’il n’a pas de valeur juridique, il est un signe de la motivation de chacun à remplir ses objectif personnels, définis au début du processus de sensibilisation. « Vous avez le choix de le signer ou pas. Je pense que vous êtes assez grands pour savoir ce que vous avez à faire », leur dit Séverine Lescoutre. Le ton est donné : ici, les hommes doivent prendre leurs propres décisions et les assumer. Pas question de les materner : « On ne fait pas partie de la justice ou de la police, on ne fait pas d’enquête, on ne vas pas vous dire ce qui est bien ou pas. On n’a même pas accès à vos dossiers de procédure judiciaire. A vous d’être honnêtes et de vous investir, ou pas. »
Maître Contrafatto
Une fois les règles posées, Me Magali Contrafatto, avocate au barreau d’Arras, fait son entrée. Cette femme d’une trentaine d’années s’assied en bout de table. Avec une voix grave et qui porte, elle se présente. Tous se taisent face à sa présence imposante : « Je suis quelqu’un de très franc, très direct. Je vais sûrement vous dire des choses qui ne vont pas vous plaire, mais alors pas vous plaire du tout. » Silence dans la salle. « Si vous êtes là aujourd’hui, c’est que c’est vous qui avez tort. » Tous la regardent, les bras croisés. « Ma méthode : je vous fais toucher le fond avant de vous repêcher. »
Et elle tient sa promesse. Elle parle pendant près de 30 minutes. Elle leur énumère tous les cas qu’elle a rencontrés dans sa carrière d’avocate, toutes les excuses qu’elle a entendues. « Elle marque vite. (Silence) C’est elle qui m’a provoqué. Je ne lui ai mis qu’une petite claquette. (Silence) Je ne l’ai pas frappé, je lui ai juste donné des coups de pieds. (Silence) Ca n’arrive pas tous les jours, ma femme n’est pas une femme battue. (Silence) Je vous parie ce que vous voulez que tous ici, vous avez utilisé au moins une fois une de ces excuses dans vos auditions. Je vous le dis tout de suite, personne ne vous croira. » Les mines des hommes sont devenues graves. Pablo déglutit. « Si vous vous mentez à vous même, la prochaine fois que vous serez dans une salle fermée avec des barreaux aux fenêtres, ce sera la prison. » Personne n’ose lui répondre. Elle passe aux conséquences possibles de leur jugement : « Allez voir ce que vous encourrez. C’est 7 ans. Ca vous donne l’ampleur des dégâts. Pour info, un vol c’est 3 ans. Une agression sexuelle, c’est au moins 5 ans. » On lit sur les visages fermés des cinq hommes qu’ils ne s’attendaient pas à un discours aussi violent.
Elle leur explique ce qu’ils ne doivent pas faire s’ils veulent avoir une chance d’éviter la prison : ne pas boire s’ils conduisent (ne pas boire tout court, d’ailleurs, car l’alcool est utilisé comme excuse par la plupart des prévenus), ne pas contacter leur compagne sous quelque forme que ce soit (« On ne va pas prendre un barbecue chez le voisin ou prendre son café en face du bureau de Madame. »), ne pas répondre si « Madame » les contacte, ne pas récidiver (« Pour les récidivistes qui ont pris du sursis, c’est comparution immédiate et mandat de dépôt automatique. Ne rigolez pas avec ça en vous disant que vous n’avez pris « que » du sursis. »), ne pas vider le compte commun, ne pas aller chercher leur(s) enfant(s) eux-même s’ils ont le droit de le(s) voir… À la moindre incartade, ils iront en prison dans l’attente de leur jugement. Elle leur rappelle que même après le jugement, s’ils ont une peine courte ou une peine de sursis, ils risquent gros : « Vous pensez : « Les peines courtes on ne va pas en prison. » Sauf quand il s’agit de violences conjugales. Vous pensez qu’avoir un travail va vous sauver ? Vous vous trompez. » L’atmosphère est tendue dans la salle.
Me Contrafatto met la question des enfants sur la table. Tous ici sont pères, ce qu’elle ignore. Ils l’écoutent avec attention. « Demandez-vous ce que vous voulez. Parce que votre infraction, elle vous touche, mais elle touche aussi votre entourage. Si vos enfants étaient là, s’ils vous ont séparé de Madame, le procureur n’aura aucune pitié pour vous. On remettra en cause votre capacité à être un bon père, vous pouvez perdre la garde de vos enfants. » Sans qu’ils ne prononcent un mot, simplement en baissant les yeux, tous montrent en silence qu’ils viennent de comprendre les conséquences de leur geste.
Premier tour de table
Sans laisser de répit aux cinq hommes, l’avocate entame un tour de table pour évoquer la situation de chacun. Elle commence par Nicolas, artisan d’une trentaine d’années. Elle lui intime de se redresser et de décroiser les bras. Elle commence à énumérer ce qu’elle a perçu chez lui : « Vous êtes jeune et plutôt bel homme, très coquet et propre sur vous. Paradoxalement, ça risque de jouer en votre défaveur. Les profils comme le votre sont considérés comme les plus dangereux. – À cause du côté manipulateur ? – Oui. » Il commence à évoquer sa situation avec une certaine lucidité: il aurait frappé son ex-compagne une fois, avant de la quitter. « J’ai déconné et ça a brisé un truc dans notre couple. Je savais qu’après ça il fallait tout arrêter. » Me Contrafatto le félicite : « Poursuivez comme ça. Vous êtes jeune, vous vous en sortirez. »
Elle enchaîne avec Benjamin, assis à côté de Nicolas : « Monsieur, le plus hostile aujourd’hui, c’est vous. » Les bras croisés et les sourcils froncés, il la regarde droit dans les yeux. « À cause de mon physique ? – Non, à cause de votre attitude. » Cette question laisse deviner qu’il sait que son physique le déservira probablement à l’audience : petit, musclé, les épaules très larges et le crane rasé, Benjamin est physiquement impressionnant. Rapidement, il évoque son inquiétude principale : perdre son emploi. En plus d’être pompier volontaire, il travaille dans le service public. Si sa condamnation est inscrite dans son casier judiciaire B2, il n’aura plus le droit d’exercer l’un ou l’autre de ses métiers. Ses inquiétudes sont confirmées par l’avocate : « Vous allez vous en prendre plein la gueule parce que votre métier c’est de sauver les gens. » Il en a conscience. « C’est arrivé combien de fois ? – Une seule fois. – Je n’y crois pas. » Il persiste et explique qu’il avait trop bu après une longue période d’abstinence. Dans un excès de colère, il l’a « accrochée contre un mur et (il l’a) serrée ». Il mime un geste en approchant sa main de son cou. « Non monsieur, vous l’avez étranglée. » Il l’admet, la larme à l’oeil. Il tente de se justifier en évoquant une relation précédente, dans laquelle il était victime de violences conjugales. « Elle a sûrement brisé quelque chose chez vous. Mais la semaine prochaine, au tribunal, l’auteur ce sera vous. » Il se recroqueville sur sa chaise, mâchoire serrée. « Tous ici, vous avez un miroir qui est faux. Je ne vous ai jamais dit que la victime était parfaite, qu’elle n’est pas virulente, qu’elle ne vous a pas blessé. Mais si on ne s’entend pas, on se sépare. Rien ne justifie une violence. » Benjamin est celui qui sera jugé le plus vite : dans quatre jours seulement.
C’est au tour de Michel de prendre la parole. Il n’en a pas envie, même s’il connaît déjà le fonctionnement de groupe pour y avoir participé une fois, il y a quelques années, pour « une autre compagne ». Avec son accent du nord et son air rondouillard, Michel a l’air à première vue sympathique. Mais très vite, il montre son manque de discernement vis-à-vis de la situation pour laquelle il est là : « De toute façon, elle n’a même pas eu d’ITT****… » Me Contrafatto entre dans une colère noire. Le récidiviste doit prendre conscience de la chance qu’il a d’être là : « Vous êtes déjà venu une fois. C’est une chance qu’on ne vous ai pas envoyé en prison directement. On vous donne une porte de sortie, à vous de la prendre ! » Michel baisse les yeux, comme un petit garçon qu’on aurait grondé.
Difficile pour Pablo de prendre la parole après ce moment de tension. Me Contrafatto le fait à sa place et dit ce qu’elle a perçu chez lui : il boit (« Vous avez les traits tirés et le teint pas frais ») et a visiblement des enfants. Pablo confirme en fronçant les sourcils. Selon lui, il n’aurait frappé sa compagne qu’une fois mais ses jeunes enfants étaient dans la pièce d’à côté et auraient tout entendu. Il est intimidé par l’avocate et par ce qu’elle pourrait lui dire. Pour Pablo, le plus important est de sauver sa structure familiale : impossible pour lui d’envisager de quitter sa compagne ou de perdre la garde de ses enfants. La prison ne semble pas le préoccuper, tant que sa famille n’implose pas. Très vite, l’avocate lui pose la question qui fâche : « C’est ça, c’est la violence que vous voulez apprendre à vos enfants ? » Il se renfrogne, sans répondre. « Il y a vos gamins dans la balance. Vous allez être remis en cause en tant que père, parce que la présence de vos enfants ne vous arrête pas. » Il ne répond pas.
Georges passe en dernier. « Est-ce qu’il a un problème d’alcool, monsieur ? » demande l’avocate. « Ce jour là, oui. » Elle soupire : « Ca se voit. Vous êtes abîmé physiquement. » Il n’apprécie pas. Il ne peut pas être alcoolique puisqu’il ne boit pas tous les jours. Mais quand il prend le premier verre, impossible de s’arrêter. « C’est une forme d’alcoolisme. – Vous me traitez d’ivrogne ! », répond-il avec virulence. « Vous êtes en train de juger, on a l’impression qu’on est des poivrots qui picolent tous les jours. La vie elle peut marquer aussi ! » Le cinquantenaire au visage buriné a le menton tremblant et l’air grave. Il se présente comme une victime, dit qu’il a voulu se suicider, pas faire du mal à son épouse, et que c’est pour ça qu’il est là. L’éducatrice le recadre. Il dit ensuite qu’il est tombé et qu’il s’est rattrapé au poignet de « Madame » en lui laissant un bleu. L’avocate en reste là. Il n’y a rien de plus à ajouter.
« Un contrat entre vous et nous »
La pause déjeuner a permi de laisser redescendre la pression. Avant la reprise de l’après-midi, ils fument une cigarette devant le PAD***. « C’est bien ce qu’elle nous a dit l’avocate, ça nous secoue », commence Benjamin. « Ca peut pas être pire que la procureure. Elle, elle nous met plus bas que terre », enchaine l’un de ses camarades. Assentiment général. Ils évoquent leur garde à vue : « J’ai été sonné quand ils m’ont emmené. Ca a été un vrai traumatisme », confie Georges. « Mais c’est sûrement parce que j’ai des armes à la maison. Ils ont du avoir peur que je lui fasse du mal. » Pendant toute la durée du groupe de parole, il est logé au Home des Rosati** avec Pablo et Christophe, le sixième du groupe qui n’est pas là aujourd’hui. Benjamin, Nicolas et Michel habitent chez eux puisqu’il ne s’agit pas de leur domicile conjugal. Il est temps de retourner dans la salle.
Cet après-midi, Benoît Durieux, directeur du centre Clotaire, et Roxane Amyot, psychologue, sont là, en plus de Séverine Lescoutre. Me Contrafatto est partie. Elle ne reviendra pas. Benoît Durieux prend la parole : « On attend de vous que vous ayez une démarche volontaire, au-delà de vos obligations légales. Vous n’êtes pas ici pour marquer des points pour le tribunal, mais si vous vous responsabilisez et que vous réfléchissez, cette attitude positive va transpirer à l’audience. » Il leur présente le contrat d’engagement, « un contrat moral qui n’a pas de valeur juridique et qui est passé entre vous et nous ». Chacun est invité à s’isoler dans un bureau avec l’un des intervenants pour définir ses objectifs personnels s’il le souhaite. Tous jouent le jeu, parfois en trainant des pieds. Sur les fiches on peut lire : « Travailler mon impulsivité, l’estime de soi et l’agressivité verbale », « Ne pas boire d’alcool, ne plus jouer au poker, travailler sur moi-même pour comprendre mon acte, trouver un équilibre » ou encore « Bien m’intégrer dans le groupe et participer pour pouvoir réfléchir sur la situation qui m’a amené à un contrôle judiciaire. Puis réfléchir à ces violences conjugales pour ne plus les faire ou savoir me contrôler, me maîtriser et surtout comprendre pourquoi j’en suis arrivé là ». Benoît Durieux conclut cette journée forte en émotion : « Tout le monde a signé donc tout le monde est partant. C’est une belle aventure. »
Matilde MESLIN
*Tous les prénoms ont été modifiés afin de garantir l’anonymat des auteurs participant au groupe de parole.
**Voir article « Au Centre Clotaire – Episode 0 : Un endroit pour faire parler les auteurs de violences conjugales »
*** Point d’accès aux droits, au sein duquel se trouve le Centre Clotaire.
**** Interruption Temporaire de Travail, ou Arrêt de Travail, délivré par un médecin suite à une maladie ou à un traumatisme physique ou psychologique.