Violences conjugales chez les seniors : un drame passé sous silence


Actualités / jeudi, février 4th, 2021

Les femmes de plus de 70 ans représentent 21% des féminicides en 2019. Pourtant, elles sont totalement absentes de l’imaginaire collectif entourant les violences conjugales. En cause : l’absence d’enquête et de mobilisation pour ces drames si peu connus.

Un dimanche matin de septembre 2019, à Réalmont, un petit village du Tarn, une femme de 92 ans est retrouvée dans un état critique par sa fille. La nonagénaire a été rouée de coups de poing et de canne par son mari, un ancien mineur de 94 ans. Évacuée à l’hôpital, elle ne survivra pas à ses blessures. Il s’agit du 101e féminicide de l’année 2019, selon le décompte du collectif Féminicides par compagnon ou ex.  Mais le profil de la victime ne correspond pas vraiment à l’image qu’on se fait de ces drames.

Ainsi, en 2019, sur les 146 féminicides recensés par le ministère de l’Intérieur, 30 concernent des femmes de plus de 70 ans, soit 21%, alors que ces femmes ne représentent que 16% de la population française, et la moitié d’entre elles vivent seules. Elles ne sont pas non plus prises en compte dans les études sur les violences conjugales, qui recensent les personnes âgées de 18 à 75 ans, pour les échantillons les plus larges (voir encadré en fin d’article). Autant dire qu’elles passent sous les radars. Elles représentent également moins de 3% des appels au 3919, le numéro d’urgence pour les victimes de violences, selon les données du centre Hubertine Auclert.

Cette invisibilisation statistique explique en partie le silence autour de ces situations : comment traiter quelque chose que l’on ne connaît pas ? Et lorsqu’on en parle, souvent, c’est en minimisant : « ce couple a toujours fonctionné ainsi », « c’est la sénilité », « il l’a tuée parce qu’il l’aimait, pour mettre fin à ses souffrances », etc. « Dans l’imaginaire collectif, la victime de violences conjugales, c’est une femme de 35 – 40 ans », explique Carole Keruzore de l’association Libres Terres des Femmes.

Une salariée du Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) reconnaît le manque d’attention porté au sujet : « nous ne nous sommes même pas penchées sur cette question des violences faites aux femmes âgées. » À Paris, des élus du centre et du XIXe arrondissement ont décidé de prendre les choses en main en lançant une campagne de sensibilisation intitulée « Les violences conjugales n’ont pas d’âge ». C’est grâce à l’association Libres Terres des Femmes, qui a tiré le signal d’alarme.

Un cumul de vulnérabilités

À y regarder de plus près, la vieillesse est un terreau fertile pour les violences conjugales : isolement, dépendance, fatigue physique et morale… Pour Rosalie Foucard, juriste au CIDFF 93, « ces femmes sont très dépendantes, elles n’ont accès à rien, ne peuvent rien acheter, même pas de quoi se soigner. »  Selon les chiffres de la Drees, les pensions des femmes sont inférieures en moyenne de 41% par rapport à celles des hommes. Et beaucoup n’ont jamais travaillé, ou n’ont pas été déclarées.

Le passage à la retraite engendre un isolement pour les couples : on ne va plus au travail, on voit moins ses amis… On se retrouve en tête à tête 24 h / 24. Or, comme l’indique Clémentine Gorisse, de l’association Solfa à Lille, « l’isolement social est tout à fait propice à l’émergence des violences. » Il s’agit aussi souvent d’une stratégie du conjoint pour isoler sa femme et la priver de contacts qui pourraient la sortir de cette situation. 

Quand la violence est installée depuis des décennies, difficile de trouver de l’énergie pour demander de l’aide. « Ces femmes sont détruites. Même s’il n’y a pas de violence physique, la violence psychologique est telle qu’elle a des conséquences graves sur la santé. Cela crée énormément de stress, et le stress ça abîme », déplore Rosalie Foucard. Même chez les personnes âgées, il y a de la violence physique. Rosalie Foucard raconte : « je me souviens d’un vieux monsieur aveugle, il tapait sa femme avec sa canne. Elle était terrorisée. »

« Les aidants masculins ne supportent pas la situation »

Selon les chiffres compilés par l’AFP, dans 11% des cas en 2019, le mobile des féminicides est lié à la maladie ou à la vieillesse. Comme dans le film Amour de Michael Haneke (Palme d’or à Cannes en 2012), racontant le quotidien d’un couple octogénaire : Georges, démuni face à la souffrance de sa femme Anne, gravement handicapée suite à plusieurs accidents vasculaires cérébraux, finit par l’étouffer avec un coussin.

Ce film raconte une belle histoire : celle d’un couple amoureux, dont le mari va tout faire pour prendre soin de sa femme, jusqu’à la tuer pour abréger ses souffrances. Un récit loin des situations sordides que l’on rencontre dans la vraie vie. 

Quand l’un des deux conjoints devient dépendant du fait de la maladie, les voyants passent au rouge. S’occuper de quelqu’un alors qu’on est soi-même âgé, c’est très difficile, comme l’explique le Dr Aline Corvol, gériatre au CHU de Rennes : « C’est comme si à 90 ans on vous demandait de vous occuper d’un enfant de deux ans. On peut dire qu’il s’agit de violences par épuisement, cela peut être une forme de dépression. »

Cependant, on note une très nette différence entre les hommes et les femmes à situation comparable. Quand l’homme se trouve en situation d’aidant, la maltraitance est beaucoup plus fréquente. Il y a donc là aussi une forte inégalité dans les rapports de genre.

« Dans notre société, on attend beaucoup des femmes qu’elles s’occupent des autres, analyse Christelle Hamel, sociologue au CNRS. Les hommes, eux, se retrouvent dans une situation qui ne leur correspond pas socialement. Certains cherchent à retrouver leur liberté, parfois en allant jusqu’à supprimer le problème. » Autrement dit, en tuant leur conjointe malade. 

Le suicide du meurtrier

Un geste qui peut aller jusqu’au suicide de l’auteur. Les seniors sont sur-représentés dans les cas où l’un des conjoints tue l’autre puis se suicide. D’après l’étude du ministère de l’Intérieur sur les morts violentes au sein du couple de 2019, 63% des suicides recensés chez les meurtriers le sont chez des personnes de plus de 60 ans, et concernent presque exclusivement les hommes (68 hommes pour 1 femme).

Le Dr Aline Corovol parle de « suicides altruistes» dans certains cas, lorsque la conjointe est malade : « on tue l’autre pour mettre fin à ses souffrances avant de se suicider soi-même. » Pour Christelle Hamel, le fait que ce phénomène soit très présent chez les seniors peut être interprété comme « la conscience de l’avancée en âge : les enfants sont grands et on n’a plus beaucoup d’années à vivre de toute façon. »

Lorsqu’elles atteignent un certain âge, et qu’elles ont vécu sous l’emprise d’un conjoint violent toute leur vie, « certaines femmes sont détruites, elles n’ont plus l’énergie nécessaire pour s’en sortir », selon Rosalie Foucard. C’est aussi ce qui les retient de chercher de l’aide.

Exclues des études statistiques

Les enquêtes sur les violences conjugales ne prennent pas en compte les personnes âgées : elles s’arrêtent à 59 ans (enquête Enveff), 69 ans (enquête Contexte de la sexualité en France) ou 75 ans (enquêtes Baromètre santé). L’enquête quantitative Violences et rapports de genre (Virage), réalisée en 2015 par l’Institut national démographique (Ined), a également choisi 69 ans comme limite haute de son échantillon. Plusieurs raisons justifient ce choix : méthode de collecte qui implique la maîtrise de l’outil informatique, questions qui portent sur les violences au travail…

Mais surtout, les seniors présentent des particularités qui ne peuvent pas être intégrées dans un questionnaire général. La sociologue Christelle Hamel, qui a co-piloté l’étude Virage, justifie : « Cela n’aurait pas de sens de simplement augmenter la limite d’âge de l’échantillon : on aurait des résultats biaisés. Il faudrait réaliser des enquêtes spécifiques pour les personnes âgées. » Or, à ce jour, aucune enquête portant sur les violences conjugales chez les seniors n’a été conduite. « Il y avait bien un projet dans les tuyaux, qui devait être réalisé par la Caisse de solidarité nationale pour l’autonomie (CNSA), mais il s’est perdu en route », déplore la sociologue.

Marie Simon

Le 5 février 2021, Claude Askolovitch a évoqué cet article dans sa revue de presse quotidienne sur France Inter.


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